Au sein de l'UE, l'agonie discrète d'une démocratie

par Estelle Espanol
20 Juillet 2012



C'en est fini de la "République de Hongrie". Désormais, ce pays d'Europe Centrale ne s'appelle plus que "Hongrie" car c'est ainsi que l'a baptisé la nouvelle Constitution entrée en vigueur en janvier 2012. Ce changement couronne une série de lois conservatrices et nationalistes initiées par le FIDESZ, le parti de droite conservateur qui détient 2/3 des sièges à l'Assemblée et présidé par le premier ministre Viktor Orban.


Régression démocratique et impuissance européenne

Mais que se passe-t-il donc en Hongrie ? Après avoir fait couler beaucoup d'encre suite à l'entrée en vigueur d'une nouvelle Constitution aux relents ultranationalistes, il semble que le sujet de la Hongrie et de sa dérive autoritaire se tarisse faute d'interventions qui changent la donne. Occupée par la crise de la zone euro, l'Union Européenne paraît dépassée par ce qui pourrait être la plus importante régression démocratique d'un de ses membres depuis sa création. Les moyens juridiques aussi bien que la volonté politique semblent faire défaut, ce qui laisse libre-cours au FIDESZ pour remodeler le pays selon ses propres valeurs, qui ne sont pas celles de la Charte des droits fondamentaux de l'Europe et trahissent par conséquent son engagement.
  Suite à ce silence actuel, certains pensent que les médias ont beaucoup exagéré et que les motifs de crainte sont moins importants qu'ils ne paraissaient au moment des faits. Pourtant, c'est un calme trompeur parce que les réformes ont bel et bien eu lieu et s'appliquent aujourd'hui en dépit des cris de la Communauté internationale qui a fini par se taire, ne sachant que faire.
 
Au sein de l'UE, l'agonie discrète d'une démocratie

Des réformes par et pour la droite réactionnaire et conservatrice

Cette Constitution est passée grâce à la majorité que détient le FIDESZ à l'Assemblée: elle a été créée par et pour ce parti qui entend garder le pouvoir et contrôler la société hongroise. Dans cette optique, les postes à responsabilité dans la police, les domaines juridiques et bancaires, entre autres, sont occupés par des fidèles, et l'opposition est sérieusement handicapée par la réforme du système électoral réduit à un seul tour, ce qui favorise la majorité et empêche les coalitions prévues lors des seconds tours par les minorités. L'alternance politique semble ainsi impossible, de même qu'un changement dans les réformes qui doivent être validées par la majorité alors que ce parti possède  deux tiers des sièges à l'Assemblée.
   Adieu Laicité ! Le texte de la nouvelle Constitution qui doit être affiché dans tous les lieux publics s'ouvre avec un impérieux "Bénis les Hongrois, ô seigneur !". Le gouvernement affirme son idée d'un peuple hongrois catholique, et réduit de 300 à 14 le nombre de communautés religieuses pouvant bénéficier de subventions publiques. Naturellement, les heureuses élues sont affiliées à la chrétienté. Le conservatisme impose aussi que les mariages ne soient possibles qu'entre un homme et une femme, et l'embryon est décrété être humain dès sa conception, ce qui menace implicitement le recours aux interruptions volontaires de grossesse.
 Après la démocratie et la laicité, c'est au tour de la liberté d'expression d'en pâtir.  Les journalistes hongrois ont subi une vague de licenciements massifs  et de départs en préretraites destinés à écarter les plus indociles. Le gouvernement a prévu la création d'un conseil des médias dont la majorité des membres appartient au FIDESZ, chargé de contrôler les réseaux d'informations publics et privés. Des sanctions sont prévues pour ceux qui ne seraient pas "équilibrés politiquement" ou qui porteraient atteinte à la "dignité humaine". Le conseil possède également le pouvoir de forcer les journalistes à révéler leurs sources sur les questions de sécurité nationale, ainsi que de refuser le renouvellement de leur licence aux intitutions privées et de dissoudre celles publiques.

Nulle exclusion de l'UE possible

Le traité de Lisbonne ne prévoit pas l'exclusion d'un état membre, seulement les départs volontaires. La seule chose que puissent faire les autres états membres pour dissuader Viktor Orban de poursuivre sur sa lancée, c'est utiliser des mesures de rétorsions comme l'interdiction de siéger au Conseil des ministres ou de participer aux prises de décisions. Cependant, les nombreuses protestations du Parlement européen et de la communauté internationale n'ont fait que renforcer la position du premier ministre pour qui les autres pays sont responsables des maux du sien.
  Si les paroles sont sans effet, il reste cependant un dernier ressort. Le principal levier international dans ce cas, c'est l'argent. C'est là la limite du nationalisme hongrois : l'argument de l'idéologie peut être écarté, mais le principe de réalité qui échoit à l'économie ne permet pas au gouvernement de faire la sourde oreille longtemps. En effet, parce qu'il a réformé également la Banque Centrale qui perd en indépendance avec des responsables désignés par le FIDESZ, le FMI et la Banque Centrale Européenne sont libres de refuser ou de conditionner le financement dont la Hongrie a besoin cette année.
 

Que fait le peuple ?

Et les Hongrois dans tout ça ?  Le 2 janvier, alors que le gouvernement fêtait l'entrée en vigueur de la Constitution, une manifestation s'est déroulée à Budapest pour protester contre ces réformes menaçantes pour l'avenir du pays. Le parti socialiste, le parti écologique et le nouveau parti de l'ancien premier ministre Ferenc Gyurcsany y participaient. 100 000 personnes étaient au rendez-vous, mais la Hongrie compte environ 8 millions d'électeurs... Ce chiffre montre combien l'indifférence est présente.
   Une autre manifestation a eu lieu peu de temps après, mais en soutien à Viktor Orban ! 100 000 personnes également, dont certaines arrivées par bus de tout le pays, outrées par l'acharnement des médias et des politiques à diaboliser leur premier ministre. Après tout, ce gouvernement est issu d'un vote démocratique, ce qui signifie que ses idées trouvent leur écho dans la société actuelle.
  Tout conservateur et autoritaire qu'il soit, le FIDESZ est arrivé au pouvoir parce qu'il a été représentatif d'une tendance profonde au nationalisme qui s'enracine dans le peuple aveuglé par ses problèmes économiques. La crise et le mécontentement grandissant ont donné l'opportunité à la droite réactionnaire de se présenter comme le remède, et le vote qui l'a amenée au pouvoir était essentiellement un vote sanction contre le Parti socialiste tâché par un scandale, après que le premier ministre sortant ait avoué avoir menti sur l'état du pays dans un but électoral. Cela explique le ralliement progressif des couches populaires à la droite conservatrice et réactionnaire, avec son lot de chômeurs, de retraités et de marginaux.
 

Le fantasme de la "Grande Hongrie"

Les Hongrois n'arrivent toujours pas à se faire à leur réalité. C'est un peuple nostalgique qui regrette une gloire passée et des territoires perdus au profit de ses voisins, à la suite des deux guerres mondiales avec les traités de Versaille, puis de Trianon. La Constitution actuelle donne le droit de vote aux personnes d'origine hongroise vivant dans les pays limitrophes, sur les anciennes terres de la Grande Hongrie. Cette disposition illustre bien les prétentions territoriales du gouvernement et attise les tensions en Roumanie ou en Slovaquie par exemple, où la minorité en question rencontre déjà certains problèmes.
  Le discours identitaire prend de l'ampleur lorsque les causes de mécontentement dans un pays se multiplient. C'est toujours l'étranger le coupable. Voilà pourquoi les critiques renforcent le nationalisme hongrois qui réunit un peuple souffrant autour de l'idée qu'il est victime du reste du monde. Le nationalisme banal se répand ainsi, avec dans son sillage le mythe de la "magyarité" comparable à celui de l'aryanisme : une Hongrie grande, blanche, catholique et pure.
   D'ailleurs, les symboles du nationalisme font partie du paysage familier : drapeaux surranés, autocollants sur les voitures avec les frontières de la Grande Hongrie regrettée et rêvée, jeunes avec des casquettes de "croix fléchées" (alliées des nazis)... Les noms de nombreuses rues sont changés à la gloire d'illustres hongrois du passé. L'obsession de la pureté devient carrément ridicule avec une loi qui impose une taxe spéciale pour les propriétaires de chiens de race non hongroise ! Cela va loin...
 
   Difficile de présager ce qu'il va advenir. La situation est délicate puisqu'il s'agit de la radicalisation d'un pays qui a pourtant souscrit à l'Union Européenne. Que faire lorsqu'un des membres décide de faire cavalier seul ? Sous prétexte qu'il est arrivé démocratiquement au pouvoir, jusqu'où peut-on laisser un gouvernement saper les bases mêmes du régime qui l'a enfanté ? En attendant des réponses à cette situation, beaucoup de Hongrois s'apprêtent à retirer leur argent des banques en prévision d'une faillite du pays, et de nombreux jeunes sans perspectives font le choix de partir.

"On veut juste une vie normale"

Rencontre avec Adam et Bernadet, un jeune couple de Hongrois qui ont décidé de quitter leur terre natale pour les Pays-Bas et de meilleures perspectives d'avenir. Ils sont ingénieurs tous les deux, mais cela ne suffit pas à leur garantir un niveau de vie correct.
 
Pouvez-vous nous dire comment les gens réagissent face à ces réformes ?
Adam : Je crois que 80% de notre nation est devenue insensible aux changements. La plupart agissent comme des moutons...Beaucoup de monde se fiche de tout. Ils semblent satisfaits avec leur télévision et en particulier avec les émissions de téléréalité, ce qui est vraiment triste. A mon avis nous avons été sous la pression du communisme trop longtemps, et aujourd'hui peu de personnes osent se dresser pour dire : Hé ! Ce n'est pas juste ! On accepte les changements même s'ils sont malsains.
Bernadet : Ils sont apathiques. Tu connais la pyramide de Maslow ? Si tu n'as pas assez d'argent pour payer l'essentiel, soit le logement, la nourriture, les vêtements, etc..alors tu ne te préoccupes de rien d'autre. Tu te fiches bien de ce qui peux se passer à l'Assemblée si tu n'as rien à manger. D'une certaine manière, Viktor Orban est très populaire et on peut le comparer à Stalin ou Hitler; il peut s'exprimer avec beaucoup de pertinence et te convaincre que ses paroles sont justes. Beaucoup de gens sont dupes. Il est maître en rhétorique, mais malheureusement pas en politique, ni en économie.
 
Grâce aux médias, nous avons pu suivre la grande manifestation contre la constitution organisée à Budapest, mais également celle qui s'est passée quelques jours après en soutien au premier ministre. Il semble donc que les Hongrois soient partagés, qui est avec lui et qui est contre ?
Adam : Victor Orban agit comme un vrai dictateur, pas seulement avec sa nouvelle Constitution et ses nouvelles réformes, mais dans sa façon de communiquer. Il a quand même dit que le FIDESZ est le seul parti apte à diriger le pays ! S'il veut que les gens dont il a besoin descendent dans la rue, ça se fera. Ҫa ne m'étonnerait pas qu'ils aient été payés pour ça d'ailleurs. C'est du moins ce que j'en pense, et c'est très triste.
Bernadet : En janvier on est descendu dans la rue protester contre ce gouvernement. Nous étions très nombreux, mais les médias contrôlés par le FIDESZ ont tout fait pour réduire l'impact de notre mouvement. De la même manière, ce parti fait tout pour grossir le nombre de ceux qui le soutiennent. Pour être honnête, dans la rue j'entends tout le temps les gens dire qu'ils détestent ce gouvernement et souhaitent le remplacer par un autre. Mais aucun parti ne fait le poids actuellement, et n'a la capacité d'entrer en compétition avec eux.
Pour caricaturer, je dirai que les plus jeunes (moins de quarante ans) sont contre et les plus vieux pour. Il suffit de regarder les photos des manifestations...Celle de soutien à V. Orban a été organisée par les vieilles générations hongroises et les nationalistes bien sûr, parce qu'ils sont très fiers que la conscience hongroise transpire dans chaque mouvement du premier ministre. C'est une situation complexe et pour dire la vérité, je ne sais pas ce qu'il se trame dans les coulisses. Je les déteste d'autant plus qu'on ne sait jamais quelle va être la prochaine étape. Si je regarde en arrière, je vois une structure si bien construite - avec les nouvelles lois, la réforme - qu'il me semble évident qu'ils savent exactement ce qu'ils veulent et comment l'obtenir. Avec d'autres personnes de ma génération, je sens que je ne suis rien, et que dans mon pays rien n'est prévu pour m'aider. On ne peut rien faire pour éviter tout le mal qui se met en place maintenant, et le FIDESZ essaye de nous faire croire que c'est notre souhait. Mais ce n'est pas le cas !  Ils ont peut-être deux tiers des sièges au Parlement, mais c'est seulement parce qu'un quart des Hongrois ont voté ce jour-là.
 
Quelles sont les conséquences de toutes ces réformes dans votre vie quotidienne ?
Bernadet : Adam et moi nous sommes chanceux d'une certaine manière parce que la réforme des impôts nous avantage, mais ce n'est pas le cas pour beaucoup d'autres. Mon salaire équivaut à deux fois le salaire moyen, qui est de 450 euros brut, et ceux qui gagnent moins que moi vont perdre davantage. La plupart des aides pour les plus pauvres ont été supprimées, et pour une famille cela signifie la perte d'une somme qui correspond au montant des courses pour deux semaines.
   Ensuite, le FIDESZ "vole" l'argent que nous avons mis de côté pour nos retraites. Et leur manière de faire est juste révoltante...Ils nous ont donné un ultimatum qui s'avère avoir été formulé dans de mauvais termes, et de ce fait chacun a voté contre ses propres idées.
   Enfin, rien n'est sûr. On ne sait pas ce qu'il se passe aujourd'hui... On passe d'un jour à l'autre en voyant notre monnaie perdre de la valeur. Tout devient plus cher, le pain, les oeufs, les légumes, le lait, la viande,...
Adam : Les offres de travail se réduisent, les entreprises ferment, les prix augmentent, la télévision est inondée de fausses informations et de plus en plus de gens parlent de quitter le pays.
 
Tout devient pire, et pourtant ce n'était déjà pas facile. Comment se présente la vie d'un jeune Hongrois, pourtant titulaire d'un bac+8 ?
Bernadet : Actuellement, on doit vivre avec un seul salaire d'environ 660 euros net. En un mois, la moitié est engloutie par le loyer et les forfaits (internet+téléphone) tandis qu'une autre part sert à rembourser nos crédits pour l'université. Cela signifie qu'il nous reste moins de deux cents euros pour manger, acheter des vetêments ou simplement nous divertir.
Adam : Si tu n'as pas de parents riches ou de contacts importants, tu es transformé en un esclave dont la vie se résume à travailler pour payer les factures. C'est tout. Si en plus tu veux des enfants, tu dois accepter que ta vie sera telle que je l'ai décrite. Le gouvernement a volé nos épargnes, et ne fait rien pour améliorer notre système. Les jeunes travailleurs portent le poids des divers impôts.
 
Vous pensez donc que quitter le pays est la meilleure solution ?
Adam : Nous n'aspirons pas à être millionaires, on veut juste une vie normale. On souhaite avoir au moins deux enfants et assez d'épargne pour nos vieux jours. Si nous restons, nous sommes voués à être des esclaves, même avec des diplômes commes les nôtres. Après quatre ans dans une compagnie pharmaceutique, Bernadet ne touche que 1000 euros par mois, dont 400 sont retirés par les impôts, et rien ne reste pour sa retraite. Le salaire minimum dans d'autres pays est de 1200 euros...Que puis-je dire de plus ?
 
 
D'une façon plus générale, comment expliquer ce qui se trame ?  C'est à dire, le fait que la Hongrie se replie sur elle-même, adoptant des mesures qui réduisent et menacent la démocratie en dépit des règles de l'Union Européenne. Pourquoi un tel nationalisme ?
Adam : Je pense que notre pays a de sérieux problèmes. Des problèmes, nous en avons depuis longtemps. Depuis que le communisme n'est plus, aucun gouvernement n'apporte de réels changements. C'est le fond de la question et la raison pour laquelle les politiques ne se soucient que d'eux-mêmes. Notre pays est plein de ressources, mais nous agissons comme des zombies. Je crois que le nationalisme grandissant n'est rien de plus qu'un plan du FIDESZ pour utiliser le désespoir des gens afin d'en faire une masse plus facile à diriger. Une nouvelle loi nous autorise à fabriquer notre propre bière. Qu'est-ce que cela signifie ? C'est une méthode de transformation des personnes en zombies écervelés contents en toute situation...
Bernadet : Nous sommes en grand danger. Nous avons besoin de réformes, mais pas comme celles-ci. La corruption a des racines profondes dans le système juridique hongrois, dans les taxes,... Il nous faut de nouveaux fondements, mais le gouvernement nous répète sans cesse que les autres pays sont responsables de tout ce qui va mal ici, et qu'eux sont innocents. En 10 ans, 10 nouvelles taxes ont été appliquées : ils ne font pas de réelles réformes, ils tentent juste de collecter le plus d'argent possible à nos dépends. De moins en moins de personnes trouvent du travail, et demain arrive avec la peur de tout perdre.  Le chômage est un autre souci majeur : ajouté au mécontentement grandissant et aux conditions générales qui s'endurcissent, nous avons là les raisons pour lesquelles la Hongrie aujourd'hui a le moral à zéro.
  
Propos recueillis et traduits de l'anglais 

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