Baltimore : la Bike Party, coup de pédales contre les discriminations sociales

Lauren Yeh, correspondante à Baltimore
26 Novembre 2013



Le dernier vendredi soir de chaque mois, Baltimore est le théâtre d’un rassemblement particulier et quelque peu inattendu : la Bike Party. Durant un peu plus de trois heures, une nuée de vélos traverse la ville à toute allure. Plus qu’une activité familiale, la Bike Party est devenue un symbole d’unité dans une ville où l’homogénéité est loin de régner.


Crédit Photo --- Stan Morrow | Facebook
Crédit Photo --- Stan Morrow | Facebook
Baltimore fait peur. Avec une moyenne de plus de 200 homicides par an, Baltimore, aussi connue sous le nom de « Charm City, » est classée deuxième grande ville américaine ayant le taux de meurtres le plus élevé en 2012. Depuis le début de l'année 2013, plus de 203 meurtres ont déjà été recensés par le Baltimore City Paper. Ville de gangsters, Baltimore c'est la « capitale de l’héroïne » à l'échelle des États-Unis. Une drogue qui touche plus de 10% de sa population. C’est ce tableau terrifiant qui sert de toile de fond à la célèbre série de HBO The Wire (« Sur écoute », 2002-2008). Créé par David Simon, la série dresse le récit du trafic de drogue à Baltimore et de la manière dont cette économie souterraine irrigue tout, depuis les bas-fonds jusqu'aux élites de la ville. Un dur, mais bon portrait fidèle d'une ville violente et dysfonctionnelle.

Baltimore ne possède cependant pas que de mauvais côtés. Bien que « capitale de l’héroïne », c'est aussi à Baltimore que se situe la prestigieuse université de Johns Hopkins, première faculté de médecine aux États-Unis, et classée 17e au classement de Shanghaï en 2013. Néanmoins à Johns Hopkins, la sécurité est le maître mot. Les étudiants sont constamment sous protection, la police du campus est omniprésente, et les étudiants ont même accès à un service de navettes les raccompagnant chez eux sur demande, à la nuit tombée. Quadrillé par des caméras hyper-sophistiquées qui permettent de reconnaître des comportements jugés suspects, le campus fait l’objet de mesures de contrôle toujours plus poussé. La dernière rentrée scolaire a été marquée par la mise en place d’alertes sécuritaires via e-mail. Pour compléter le tout, des bornes d’appel d’urgence sont disséminées sur tout le campus, la règle étant qu’une borne doit être à portée de vue à tout instant. Dans une ville paralysée par la peur et la ségrégation sociale, la Bike Party semble avoir relevée un défi jusque-là impossible: créer une forme d’unité identitaire une soirée par mois.

L’histoire d’un homme et de son vélo

C’est en avril 2012 que le phénomène de la Bike Party est né. À l'origine du projet, il y a Tim Barnett, un Baltimorien « comme les autres ». Loueur de voitures, Tim Barnett n’est pas, comme on pourrait aisément l’imaginer, un fanatique de vélo. Ce n’est qu’après avoir eu un accident de voiture que Barnett, n’ayant pas les moyens de remplacer son véhicule, fut forcé de se déplacer à vélo. Très vite, il se rend compte des obstacles quotidiens que rencontrent les cyclistes de sa ville : manque de moyens mis à leur disposition, risques sécuritaires face à l’inattention des conducteurs...À force de mauvaises expériences, il décide d’adhérer à un groupe de militants Critical Mass, dont le but est d’améliorer la condition des cyclistes via des rassemblements importants et intempestifs interrompant la circulation routière. Malheureusement pour lui, la tentative de Barnett d’introduire Critical Mass à Baltimore s’est soldée par un échec, en dépit du succès rencontré lors de rassemblements similaires dans d’autres villes américaines. Barnett décide alors de populariser une image plus « fun » et plus « sexy », et lance l’aventure Bike Party.

Le principe est simple : prendre son vélo et pédaler pendant plusieurs heures aux côtés de centaines d’autres Baltimoriens à travers « Charm City ». La destination finale ? L’ « after », en général situé à l’extérieur d’un bar, sur un grand parking par exemple, avec des bières à petit prix et un DJ branché. Mais ce n’est pas tout. Pour plus de « fun », à chaque Bike Party son thème : de Halloween (avec de nombreux vampires, fantômes, et autres déguisements terrifiants pour la très célèbre fête des Morts) aux années 1980 (avec ses combinaisons fluo, ses grosses chaussettes montantes et ses coupes bouffantes) en passant par le Western (avec ses cowboys et ses santiags) ; il y en a pour tous les goûts.

À chaque Bike Party ses vainqueurs, élus par le public pendant l’after. Lors de la très attendue Bike Party de Halloween, les cyclistes se sont surpassés. Avec des costumes à vous couper le souffle, il y avait, parmi les finalistes, un minion (de Moi, Moche et Méchant), Miss Baltimore, un très ingénieux requin et d’autres costumes fascinants, mais c’est un couple de squelettes qui a remporté la première place. Telles des marionnettes, les squelettes étaient attachés à une structure de métal enserrant les deux cyclistes Nicole DeWald et Debbie Gioia, et qui permettait que chacun de leurs mouvements se répercute en mouvements des squelettes. « Je crée énormément de costumes moi-même, mais les squelettes sont le fruit d’un travail de groupe. Mon groupe s’appelle les Make Believers ["Faire Rêver”] », confie Nicole DeWald, conservatrice, chargée de production et administratrice d’une galerie d’art à Baltimore. À l’origine, les costumes ont été créés pour la course annuelle organisée par le Musée d’Art Visionnaire Américain, qui présente des « sculptures à vélo ».

« Ride, Respect and Revelry », littéralement « Pédaler, Respecter et S’amuser », voilà les valeurs véhiculées par la Bike Party . Phénomène au succès grandissant, la Bike Party est devenue un incontournable du paysage culturel de Baltimore. Barnett estime qu’entre 1 300 et 1 500 personnes ont participé à la Bike Party d’Halloween, et ceci malgré le froid. Le Baltimore City Paper affirmerait même avoir aperçu la Maire de Baltimore, Stephanie Rawling-Blake, vêtue d’un legging fluo, à la Bike Party années 1980 de juin dernier. « La première Bike Party s’est tenue en avril 2012 et comptait environ 70 personnes. Dès le mois d’octobre, le taux de participation était déjà presque aussi élevé qu’aujourd’hui », explique Barnett.

Credit Photo --- Brian O’Doherty
Credit Photo --- Brian O’Doherty
Mais, la Bike Party est surtout l’occasion pour les différents groupes sociaux de se mélanger et d’interagir dans la joie et la bonne humeur. « Quand j’ai commencé, c’était nous qui criions "BIKE PARTY", mais maintenant ce sont les habitants des quartiers qu’on traverse, eux-mêmes, qui crient "BIKE PARTY". Il n’y a rien de mieux que de voir la joie dans les yeux des enfants lorsque vous pédalez et que vous leur tapez dans la main », raconte DeWald.

Maddie Goodman, élève en seconde année de licence à Johns Hopkins, commente : « Je sais que lorsque je vais à la Bike Party, je passe à travers des quartiers dans lesquels je ne me serais pas aventurée autrement. Lorsque je vois les habitants de ces quartiers nous applaudir et nous encourager, j’ai l’impression que l’on est connectés, et ça n’aurait jamais été possible sans la Bike Party». Ce sentiment est repris par Greg Lanter, étudiant en troisième année ayant déjà treize Bike Parties à son compteur: « C’est un peu ce que Tim veut : emmener des gens dans des endroits où ils ne seraient pas allés autrement ».

« L’idée est vraiment d’unifier Baltimore et d’aller au-delà des quartiers dans lesquels on est un peu "coincés" ; l’idée qu’il ne faut passer cette rue ou aller dans ce quartier-ci, ou celui-là. Au final, la Bike Party, c’est un moyen de changer les choses, de permettre aux gens de découvrir Baltimore sous un autre jour », dit Barnett, avant d’ajouter: « C’est l’opportunité pour des étudiants tels que ceux de Hopkins de sortir de leur bulle et de voir la ville ; de comprendre ce qu’est Baltimore, intrinsèquement, sans avoir peur ».

DeWald raconte l’expérience de la Bike Party comme un phénomène social, où les rencontres sont nombreuses. « Il y a tellement d’échanges qui se passent quand on pédale: c’est un événement particulièrement social. C’est tellement important pour moi de voir que les communautés que l’on traverse répondent aussi positivement ».

Une unité encore superficielle

Le temps d’une nuit, la Bike Party estompe les barrières sociales et rassemble des Batimoriens venus des quatre coins de la ville. La trêve reste néanmoins superficielle étant donné que les participants de la Bike Party sont, de manière générale, les gens qui vivent à l’abri dans les quartiers huppés de la ville et ne se risquent jamais en dehors d’un certain périmètre de sécurité. Les Baltimoriens des quartiers défavorisés, eux, ne participent que de loin, encourageant les cyclistes du bord de la chaussée et on peut se demander s’ils ne ressentent pas, parfois, une certaine amertume, à voir leur quartier transformé en terrain de jeux pour des gens qui s’intéressent bien peu à leurs problèmes en temps normal.

Outre la traversée des quartiers, les cyclistes n’ont pas vraiment d’interaction avec ces Baltimoriens « purs et durs ». Bien qu’ils aient l’impression d’être connectés, nombreux sont les cyclistes qui n’ont jamais discuté avec l’un des habitants du « vrai » Baltimore. Cette prétention d’établir une connexion avec les Baltimoriens plus modestes est peut-être, pour certains hipsters en fixies, juste une façon de se donner « bonne conscience », sans aller véritablement à leur rencontre. Les vestiges d’une méfiance longtemps entretenue assombrissent donc le tableau, mais il reste de l’espoir, car la Bike Party témoigne d’un effort, nouveau, pour restaurer un dialogue. Le futur nous le dira, mais le succès de la Bike Party et les réponses positives des habitants des quartiers traversés semblent démontrer un désir d’aller vers l’autre, et de passer outre les différences. Si l’on y ajoute la scène artistique et culinaire en constant développement, on se rend compte que, en dépit de sa réputation, Baltimore est surtout une ville unique avec une culture bien à elle, où l’on se surprend à trouver qu’il fait bon d'y vivre.

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