Calouste Gulbenkian : Crésus du brut

Alexandre Predal, correspondant à Saint Petersbourg
8 Novembre 2013



Peu d’hommes entrent dans l’Histoire. Nous sommes alors davantage attentifs quand on écoute l’histoire d’un homme au destin hors norme, inconnu du commun des mortels. Retour sur le récit de la vie hors du commun de Calouste Sarkis Gulbenkian.


Musée Calouste Gulbenkian à Lisbonne | Crédits photo -- ola-lisbon.com
Musée Calouste Gulbenkian à Lisbonne | Crédits photo -- ola-lisbon.com
Né en 1869 à Istanbul, Gulbenkian ne s’y est pas posé, et a vécu à Bagdad, Paris et New York pour finalement terminer sa vie à Lisbonne où il est mort en 1955. Il fût l’un des hommes les plus riches de son temps. C’est par son intermédiaire que la plupart des concessions d’exploitation pétrolière dans l’équivalent du territoire de l’empire ottoman ont été négociés dans la première partie du XXe siècle.

L’éducation comportementale

Allons donc à la source du puits de pétrole qui a donné à Gulbenkian sa si prodigieuse richesse. Il tombe dans le baril tout petit puisque son père fait l’acquisition de nombreux champs pétrolifères dans le Caucase. Jeune homme, il parle déjà français, arménien, turc et anglais et part en actuel Azerbaïdjan, alors possession impériale russe. De Bakou, la capitale de cette province, on extrait du pétrole depuis plus d’un demi-siècle et pourtant l’on en effleure alors à peine toutes les applications économiques futures.

Le Rastignac précoce rédige à 22 ans un article pour la Revue des Deux Mondes, aujourd’hui encore en activité (mais demeure un refuge de l’ultra-aristocratie intellectuelle et économique française) et est repéré. Il obtient dès lors des fonctions de prospection et d’audit avant l’heure des réserves pétrolifères du sous-sol ottoman (pharamineuses puisque les actuels territoires de l’Irak et de l’Arabie Saoudite lui appartiennent).

Nous sommes en 1895 et Calouste emménage au Caire. Non seulement « nid d’espion » mais également au confluent des intérêts occidentaux et orientaux en ce qui concerne l’intense commerce transitant par le canal du Suez, ouvert l’année de la naissance de notre magnat. Il y apprend les subtilités inhérentes au milieu du commerce international. A partir de 27 ans, l’Arménien apatride dispose de toutes les clés : savoir-faire d’ingénieur et tact de diplomate. Ne lui reste plus qu’à trouver les clés des portes bloquées pour les ouvrir et permettre à ses partenaires de s’engouffrer dans les brèches, en payant un droit de passage.

Monsieur « Cinq Pour-Cent »

C’est en quelque mots ce qui a fait de Gulbenkian, le Rockefeller oriental, sans jamais réellement extraire par ses propres actifs de l’or noir. En 1912, il joue un rôle conciliateur entre les compagnies anglaises et allemandes, pays qui seront pourtant en guerre deux ans plus tard, dans la création de la Turkish Petroleum Company. En guise de remerciement, il reçoit une rente à vie sous la forme de 5% des actifs du conglomérat cis-nommé.

Lors des négociations sur le destin des fameux « mandats » du Levant à l’aurore de la Première Guerre mondiale, il participe à toutes les négociations concernant le pétrole irakien. Fin pragmatiste, il parvient encore une fois à accorder toutes les parties sur le partage du pétrole de l’ensemble de la péninsule Arabique et de la Mésopotamie. En 1928, l’Irak lui accorde ses concessions pétrolières qu’il aura le loisir de partager et diviser en fonction du poids économique de chacun : Français, Américains, Britanniques et Néerlandais par la Royal Dutch Shell. Gulbenkian conserve ses 5%.

En se rendant indispensable, il amasse l’une des fortunes les plus importantes de son temps. Il entretient des relations assidues et informées avec les marchés d’art, tant et si bien qu’il convertit rapidement son argent en l’une des collections d’art les plus riches et les plus éclectiques (Manet côtoie l’art pictural japonais et la joaillerie Art Nouveau).

La face cachée du croissant de lune

Si dans la présentation qui est faite du tycoon sur le site de sa fortunée Fondation, sont compilées les caractéristiques les plus avouables du personnage, on ne peut omettre les parties invisibles de cette personnalité, qui fait l’attrait de la plupart des personnages historiques. Si les négociations dans lesquelles il a été impliqué ont permis d’extraire les premières richesses dans une région déshéritée, ces dernières n’ont jamais profité au peuple de ces pays. Si le gâteau devenait de plus en plus important au fur et à mesure, les parts ne revenaient pour ainsi dire jamais au gouvernement irakien, ses dividendes étant tout à la fois invariables et dérisoires. Il faudra attendre la chute des régimes pro-occidentaux dont celui de la dynastie hachémite régnante en Irak, destituée par un coup d’Etat en 1958 par le complot des officiers, parmi lesquels Saddam Hussein.

La manière dont il concluait les compromis pétroliers avec les grands majors internationaux est hautement critiquable : en 1928, lors du RedLine Agreement, il est connu pour avoir tracé une ligne rouge sur les anciens territoires de l’Empire Ottoman, dans une chambre d’hôtel bruxelloises. Dans cette zone qui recèle un peu moins de la moitié des réserves de pétrole mondiales, Gulbenkian interdit quiconque de modifier le statu quo décidé par les six majors dans un hôtel en terme d’exploitation et de prospection pétrolière. En somme, on a extorqué aux anciens alliés de la Grande Guerre leurs sous-sols, les aliénant de tout processus décisionnel.

On lui prête également l’exercice d’un autre métier, qui fait de lui un business man mais pas un gentleman. Il est connu pour avoir organisé un vaste réseau de contrebandes d’armes dans une région qui se dessine déjà comme l’une des plus conflictuelles du monde.

Au rang des nombreuses curiosités propres au personnage, on peut noter que l’entièreté de sa correspondance avec Saint John Perse, Prix Nobel de littérature 1960, poète mais avant tout diplomate. Il a souffert également d’une hypocondrie avancée, s’arrogeant là presque une des caractéristiques de Midas : après avoir obtenu de la Providence divine le droit de changer en or tout ce qu’il touchait, Midas dût se laver les mains dans le Pactole afin de pouvoir manger des aliments non-aurifères. Divinement riche mais pas moins mortellement humain donc.

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