Djihadisme en Afrique : le terrorisme oublié (2/2)

24 Mai 2016



D’après le rapport sur le terrorisme global de 2015 de l’Institut Paix et Economie, le nombre d’attaques et de victimes du terrorisme a “dramatiquement augmenté sur les quinze dernières années”. Si leur nombre a considérablement accru depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011 principalement au Moyen-Orient, le Nigéria était le second pays ayant le plus grand nombre de victimes du terrorisme en 2014. De quoi interpeller sur les réalités d’un mouvement global, sa place et son influence sur le continent Africain, qui, s’il n’y est pas moins violent, semble être délaissé. Le Journal International se penche sur ce terrorisme oublié.


AMISOM et l'armée nationale somalienne tentent de repousser Al Shabaab du corridor d'Afgoye. Crédits : Flickr / AMISOM Public Information
AMISOM et l'armée nationale somalienne tentent de repousser Al Shabaab du corridor d'Afgoye. Crédits : Flickr / AMISOM Public Information
Les caractéristiques du djihadisme en Afrique sont multiples et diverses, prenant notamment ses forces dans les trafics de drogue, de pétrole, de contrebande mais aussi dans les enlèvements.

Terrorisme et trafics en tous genres

Ces groupes terroristes participent plus au moins directement à des trafics divers qui génèrent des revenus énormes. Concernant les drogues, trois principales sont présentent dans la région : la cocaïne en provenance d’Amérique Latine, l’héroïne venant d’Afghanistan, du Laos, de la Birmanie et de la Thaïlande et la drogue synthétique dont l’Afrique est le producteur et qui est exportée vers l’Extrême-Orient. Si les groupes djihadistes ne mettent pas proprement en œuvre ces trafics, ils assurent la protection des trafiquants en échange d’une compensation financière conséquente. 

Au Nigéria, Boko Haram entretient des liens étroits avec les trafiquants. La cocaïne et les drogues synthétiques se croisent sur le territoire via les ports de Calabart et Port Harcourt, au sud-est du pays. D’importants flux de cocaïne et d'héroïne en provenance de l’Afrique de l’ouest transitent également via la région du Sahel, ce qui s’est d’ailleurs traduit par une coopération entre Boko Haram et AQMI dans le domaine. Alain Rodier, directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement, n’hésite d’ailleurs pas à définir Boko Haram comme un « mouvement narcoterroriste », soulignant ainsi l’importance de ces trafics dans le bon fonctionnement de l’organisation.

Quant au groupe Al-Shabaab, il entretient des liens étroits avec la piraterie en Somalie. Les pirates fourniraient des armes et une compensation financière au groupe en échange de formations sur le maniement d’armes, d'après Bruno Schiemsky, ancien coordinateur du groupe de surveillance des Nations Unies sur la Somalie et actuel consultant sécurité basé au Kenya.

Quelles ambitions? Du niveau local à la portée internationale

Si la nature internationale d’AQMI, branche d’Al-Qaeda, ne semble, de ce fait, pas discutable, les deux autres organisations djihadistes doivent faire face à des luttes internes quant à la portée de leurs ambitions et actions. 

Boko Haram, n’aurait « pas d’autres visées que de créer un Califat dans une partie du Nigeria, à défaut de soumettre tout le pays à la loi islamiste, la Sharia », selon Séga Diarrah, rédacteur en chef de Maliactu.net à Bamako. Toutefois, selon une source Reuters, une douzaine de leaders de l’organisation aurait été entrainée en dehors du Nigéria, y compris dans des camps d'entraînement d’AQMI en Algérie et au Mali. L’organisation reçoit par ailleurs du matériel explosif transitant par la région du Sahel. Si les attentats perpétués par Boko Haram restent dans une zone géographiquement limitée, il est important de noter que plusieurs attaques ont eu lieu au Niger, au Cameroun ou encore au Tchad. La région du lac Tchad est d’ailleurs placée sous le régime de l’état d’urgence pour tenter de lutter contre ces attaques terroristes. 

Al-Shabaab a quant à lui prêté allégeance à Al-Qaeda en 2009, ce qui lui a permis de gagner une importance symbolique qui s’est illustrée par un apport massif de nouveaux combattants. Aussi, et depuis le 11 septembre 2001, la Somalie a été pointée du doigt par les Etats-Unis et de nombreux membres de la communauté internationale, comme Etat failli, terreau du djihadisme, faisant entrer le pays dans les priorités de la guerre contre le terrorisme. Toutefois, l’organisation est divisée quant à la portée géographique de sa lutte. Ces divisions, couplées du conflit avec le gouvernement de transition, l’union africaine et le Kenya, « ont fortement affaiblis le groupe », qui, aujourd’hui, s’apparente plus à un mouvement de « guérilla », « présage d’un conflit moins intense mais de longue durée », selon le journaliste freelance Xavier Aldekoa. 

Violences: la problématique du genre

De nombreuses violations des droits de l’Homme ont été commises par ces groupes terroristes. S’il est essentiel de les condamner, Itziar Ruiz-Giménez souligne la nécessité de les contextualiser et de les comprendre. Pour la professeure de relations internationales de l’université autonome de Madrid, « la religion n’est pas violente, cela dépend de comment l’Etat l’articule » référent directement au rôle que les gouvernements somalien, nigérien et malien ont eu dans la radicalisation de ces groupes djihadistes. 

Plus spécifiquement, Itziar Ruiz-Giménez dénonce la violence causée aux femmes, qui « n’est pas irrationnelle mais directement liée au système patriarcal » et donc aux violences de genre qui ont lieu, non pas seulement dans les zones de conflits, mais dans de nombreuses sociétés. A titre d’exemple, Boko Haram donne gratuitement des femmes combattants ce qui, comme le souligne Xavier Aldekoa, « facilite le recrutement de nouveaux membres ». Les viols et mariages forcés sont aussi une pratique caractéristique d’Al-Shabaab. 

Une nouvelle tactique a été développée, que Xavier Aldekoa nomme « les jeunes filles bombes », faisant référence à l’emploi de femmes et d’enfants comme kamikazes. Au Nigéria, « 150 attentats suicides ont eu lieu depuis un an et demi, plus de 50% d’entre eux étaient des filles »

Quelles alternatives ?

La réponse est sans appel, pour Itziar Ruiz-Giménez et Xavier Aldekoa, « la solution uniquement militaire est un fracas annoncé »

La narration des évènements: un danger potentiel?

Un des problèmes, souligné par Itziar Ruiz-Giménez, est la narration de la situation politique, sociale et sécuritaire des pays concernés. « Chaos », « Etat fracassé », « nouveau barbarisme » sont des mots qui reviennent régulièrement quand on parle, par exemple, de la Somalie. Pour l'enseignante-chercheure de l’université autonome de Madrid, ce sont des explications dangereuses qui, de fait, « manipulent la réalité » et empêchent de comprendre entièrement les processus de déstabilisation politique et de radicalisation. 

En se référant plus précisément aux groupes djihadistes, Itziar Ruiz-Giménez dénonce  « une essentialisation des différences ethniques, culturelles et religieuses [qui] manipulent les identités des populations ». En ce sens, et reprenant son argument sur la nécessité d’appréhender les violences via une analyse du genre, elle souligne qu’il est «  très dangereux de dire que les violations des droits de l’Homme sont une conséquence du fanatisme ». Il y a plusieurs causes, notamment l’ingérence de forces étrangères » dans les pays concernés, les Etats-Unis en Somalie ou encore la France au Mali. 

Ces politiques étrangères ont été « modelées » depuis le 11 septembre 2001, avec une sécurisation de la politique internationales ayant débouchée sur une militarisation des sociétés via une renforcement des capacités militaires et politiques de nombreux gouvernements « qui violent également les droits de l’Homme ». Pour expliquer cette tendance, Itziar Ruiz-Guiménez se réfère et dénonce l’usage de la doctrine du moindre mal qui, selon le courant réaliste des relations internationales, considère la poursuite par l’Etat d’une politique de puissance comme un fait et une conduite souhaitable comme moindre mal. 

Redéfinir les politiques intérieures et extérieures de nos sociétés

Xavier Aldekoa et Itziar Ruiz-Giménez concluent en lançant quelques pistes. « Les politiques de paix commencent par une redéfinition des politiques extérieures », et ces dernières ne doivent se baser sur des intérêt économiques et politiques mais sur une logique de solidarité internationale et de développement mutuel.
Aussi, si ces groupes se nourrissent de manques politiques, économiques et sociaux au niveau local, national voir régional, « nous devons nous interroger sur ce qui se passe dans les sociétés occidentales ». En Europe, les différents systèmes d’intégration ont montré leurs faiblesses, aboutissant sur des systèmes que Itziar Ruiz-Giménez caractérise d’inégalitaires et racistes. Cette tendance s’illustre profondément aujourd’hui par « une criminalisation des réfugiés » en Europe. En soulignant la nécessité d’adopter, entre autres, une nouvelle politique migratoire, Xavier Aldekoa nous ramène aux nombreuses problématiques soulevées par les mouvements djihadistes : le rôle politique et économique des Etats, l’intégration des femmes, les politiques d’intégration d’ici et d’ailleurs impliquent de redéfinir nombre de normes qui, dans un contexte d’urgence, n’est, pour beaucoup, pas envisageable. 

La première partie de cet article est disponible ici.

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Mathilde L'Hôte
Etudiante en Master Paix, Conflit et Développement (Espagne), passionnée de relations... En savoir plus sur cet auteur