États-Unis : un vétéran de la guerre en Afghanistan revient sur son expérience (2/2)

16 Février 2015



Le 31 décembre 2014, après 13 ans d'affrontements, l'OTAN met fin à son engagement en Afghanistan, et passe le relais à l'armée afghane. Moins médiatisée que les combats Irakiens, mais aussi issue de la « bataille contre la terreur » de l'administration Bush, la guerre d'Afghanistan a fait environ 90 000 morts, dont 2356 soldats américains. A l'origine, elle fut une réponse aux attentats du 11 septembre. Alors qu'on a souvent entendu des opposants ou victimes témoigner sur la guerre, rares sont les soldats à s'être exprimés sur le sujet. A 31 ans, Sean est en dernière année de licence de géographie à l'université d'Oregon. Vétéran de la guerre en Afghanistan, où il a séjourné entre 2006 et 2007, il revient sur son expérience. Entretien.


Crédits: Sean
Crédits: Sean
Le Journal International : Je vais complètement changer de sujet, et me focaliser sur toi à nouveau. Quel sentiment éprouvais-tu le plus souvent quand tu étais là-bas ? L'ennui ? La peur ? La tristesse ?

Sean : Beaucoup de gens décrivent le fait d'aller à la guerre comme des heures ou des mois d'ennui, bousculés par quelques minutes de terreur. Et je suis d'accord avec ça dans une certaine mesure. On s'ennuyait certes très souvent, mais j'étais avec un groupe de mecs avec qui je m'amusais ! On se faisait des blagues, on se déguisait pour Halloween, on jouait. J'avais peur à chaque fois qu'on quittait la base. Parce qu'on subissait des attaques de roquettes de 70 mm de diamètres, ils nous tiraient dessus, mais ils n'étaient pas très précis. Tout ce qu'ils font, c'est fixer la fusée à un minuteur, il s'éteint, ils s'enfuient et la fusée part. C'est effrayant. Une fois, elle a atterri pile là où cet arbre se trouve (il me montre un arbre à deux mètres de nous), mais heureusement il y a eu une différence d'élévation et l'explosion est partie en l'air au lieu de me déchiqueter. Si vous survivez, c'est drôle. Vous pouvez faire des blagues dessus. Les moments effrayants, tu dois les accepter. Genre, je suis ici, je suis en Afghanistan, j'ai été formé pour être un soldat pendant deux ans, c'est pour ça que je suis là. Je peux mourir, je peux être paralysé, je peux avoir je sais pas quoi, mais je peux rien y faire. Accepte-le, qu'est-ce que tu peux y faire ? Tu vas travailler, et faire ce que t'as à faire. Si t'es bien formé et que t'as un bon groupe de personnes qui t'entoure, c'est ce qui se passe, tu vas juste travailler. Et idéalement, aucun de tes gars n'est blessé, tous leurs gars sont blessés, et c'est la fin de la journée de travail. Plus ou moins. T'as peur, mais tu dois l'accepter en quelque sorte.

JI : Peux-tu me raconter cette fois où vous vous êtes fait attaquer dans la nuit ?

Sean : Ouais, tu vois, c'est un bon exemple de ce genre d'attitude. C'était la fête des mères 2007, le 13 mai, je revenais de notre petit poste informatique, je parlais à ma, je sais pas, femme, enfin ex-femme maintenant. Je retournais dans la chambre et les gars jouaient aux cartes, regardaient des films. Et mon pote dormait, parce qu'il avait un service de garde à venir, et qu'il voulait se reposer avant d'y aller. Et je suis entré, j'ai posé mes affaires, et ensuite, on a entendu « ta ta tatatata » (il imite une mitrailleuse), et on est habitué à ça parce que les gardes de sécurité afghans, - les mecs dont je t'ai parlé - ils aiment se défouler et tirer. Donc nous étions habitués à ça, mais après on a entendu «  Boom » (il imite le son d'une explosion), et ça, c'est un RPG (Rocket-Propelled Grenade - lance-roquettes), c'est un son différent, c'est pas bon. Donc, on a tous commencé à prendre nos affaires, on comprenait qu'on était attaqués. Je réveille mon pote, je le secoue par le pied. Et il me regarde, il regarde sa montre, il fait « What the fuck ? » et juste après un autre RPG frappe. Et il me fait « Ooooooh, j'ai compris». Il a pris ses affaires, on est sortis. Au moment où j'ai passé la porte, un autre RPG a frappé le bâtiment en face de nous, c'est la deuxième fois où j'ai subi une explosion. J'ai été recouvert de gravier et tout le bordel, mais rien, pas une égratignure. Puis on est allés de l'autre côté et on a établi notre petite zone de tirs sur le mur, et c'est là que tu te mets en ligne et que tu tires en retour. Ensuite, on a eu une couverture aérienne, et les talibans ont commencé à battre en retraite. On a ramassé les corps. Chaque fois que tu tues quelqu'un, tu dois ramasser le corps et puis tu le rends à n'importe quel village, pour qu'ils puissent l'enterrer. Et on a récupéré des corps toute la journée.

L'état du camion de Sean après son explosion sur une mine anti-char
L'état du camion de Sean après son explosion sur une mine anti-char
JI : Donc tu as réussi à ne pas trop être blessé avant « the big one » ?

Sean : Ouais, j'ai subi cinq explosions. Et je m'en suis pas trop mal sorti au niveau des dégâts. J'ai reçu quelques balles dans mon bras cela dit, mais ça compte pas vraiment, c'est plus un genre de « shit happens ». Et puis, la grande explosion a eu lieu le 26 avril 2007. Il a été déterminé que mon camion avait touché une mine anti-char. Et, oui, ça a été un grand boom. Tout le monde pensait que j'étais mort, qu'on était tous morts. On était le camion de tête du convoi, et nous parcourions ce morceau de route particulièrement sinueux, donc personne ne pouvait nous voir. Tout ce qu'ils ont vu, c'est le géant panache de fumée et des morceaux de camion qui volaient, et ils ont entendu le boom. Ils se disaient « Ouais eh ben, ils sont tous morts ». Lorsque ça se produit, quand un IED (Improvised Explosive Device) explose, vous êtes censé attendre. Parce que ce qu'ils ont commencé à faire en Irak au moment où nous sommes arrivés, c'est ce qu'on appelle une « embuscade complexe ». Ils font exploser l'IED, ça défonce ton véhicule, tout le monde se précipite, et puis soit ils font exploser un second IED, soit ils lancent une embuscade. Donc, t'es censé attendre une minute, pour observer si une autre bombe explose, ou s'ils commencent à tirer.

JI : Si ça n'était pas arrivé, tu serais resté là-bas ?

Sean : Oh oui, je serais resté. Avec mes potes, on avait décidé d'aller au cours d'évaluation et de sélection des forces spéciales, ils ont tous réussi. Et j'étais aussi bon soldat qu'eux, donc j'aurais été là-bas avec eux. En fait, j'ai la pire des malchances dans ma vie. Genre par exemple, on a des lunettes de vision de nuit, il faut les attacher en bas de ton casque avec un cordon, au cas où elles tombent. Un jour, je marchais à travers une forêt, et tout d'un coup, une branche attrape soudainement le cordon et encore une fois, la malchance. Je tombais tout le temps sur mon visage avec ces saloperies sur le nez. J'avais tout le temps froid, j'avais faim, mes pieds étaient tout le temps dégueulasses, parce que t'es à pied partout. Mais je te le dis, c'était une grande expérience et j'ai adoré faire ce travail. J'ai du mal à conserver un emploi depuis que je suis rentré, parce que, qu'est-ce que je suis censé foutre ? Rester assis à mon bureau toute la journée ? C'est pas ce que je suis, c'est pas ce que je fais. J'étais dans le processus d'embauche pour le FBI, et c'était une sorte de position compromise pour moi, ça n'a pas fonctionné. 

JI : Est-ce que tu t'ennuies depuis que tu es rentré ?

Sean : Oh oui, clairement. Mais en même temps, les guerres sont terminées. Genre, qu'est-ce que je suis censé foutre ? Je peux pas juste sauter et me battre de partout. J'aspire à une sorte de vie normale. J'ai songé à la « Legion » (organisation américaine pour les vétérans) à un moment. Je suis plutôt en bonne forme, je vais y arriver, ça va aller. On verra bien ce que ça donne.

JI : On vous a dit que vous alliez là-bas pour quoi ?

Sean : Notre symbole, c'est deux mousquets (de longs fusils militaires) qui s'entrecroisent, et à partir du moment où tu fais partie des mousquets croisés, le « pourquoi tu vas là-bas » n'est pas nécessaire, tu peux en parler, mais on s'en fout. Tu vas y aller, et peu importe ce que t'as à faire. Ce qu'on nous a expliqué, c'est qu'on y allait pour aider à sécuriser le gouvernement d'Afghanistan et diffuser la démocratie. Quelqu'un m'a demandé si je pensais que ça en valait la peine, je pense que c'est très compliqué de répondre à cette question. J'y ai beaucoup songé depuis, je sais pas, j'aurais tendance à dire oui. C'est difficile à dire. Je ne sais pas de combien est l'espérance de vie là-bas, pas bien haute, ça je le sais. Et si on les a aidé à passer une bonne année, tant mieux. Je pense que, quoi que tu fasses, ça a de l'importance. Si t'essaies de juger l'échec par rapport au succès, tout le monde est perdant. Je pense que ça ne tient qu'à toi de décider si ce que tu as fait a de l'importance ou non, et de prendre cette responsabilité.

JI : Qu'est-ce que tu aurais à dire aux personnes qui pensent que l'armée est un groupe de mecs violents et ignares, qui n'ont aucune idée de ce qu'ils font ?

Sean : Eh bien, on est plutôt bons pour la partie violence. Là-dessus ils ont raison (rires). Je vais être honnête avec toi, en ce qui concerne les simples soldats, je suis une exception. Mais je ne suis pas autant une exception que ça. J'avais un tas d'amis qui étaient très bien éduqués, et qui pouvaient avoir une conversation, même si j'étais pas toujours d'accord avec eux. Par exemple, j'étais le seul démocrate dans mon petit groupe. Et j'ai pris cher à cause de ça. J'aime pas qu'on me qualifie de héros. Je suis juste un mec qui a fait le taf. Donc je pense que, si c'est leur idée préconçue, je les encouragerai juste à apprendre à connaître un peu mieux des soldats, et d'anciens soldats. T'es pas obligé d'être tout le temps d'accord avec eux, la plupart sont des conservateurs et compagnie, mais, je sais pas, ça en fait pas des mauvaises personnes. On mange tous de la pizza et on boit tous de la bière, non ?

JI : Y a-t-il eu un moment quand tu étais là-bas, où tu as vu un ou plusieurs talibans comme des êtres humains comme les autres, et non pas comme un ennemi ?

Sean : C'est une question intéressante. Je les ai toujours vu comme des personnes. L'armée t'entraîne à déshumaniser et à te déconnecter. Quand t'es sur le stand de tir, tu tires sur une cible, un ennemi ou je sais pas quoi. Le United States Marine Corps (Corps des Marines des États-Unis) a, je trouve, une meilleure façon de faire ça. Ils t'entraînent à buter. Et c'est ce qu'on fait. Soyons honnêtes à propos de notre taf. Donc je pense que tu dois toujours les voir comme des personnes, si t'es honnête avec toi-même, et avec ce que tu fais. Et je pense que la raison pour laquelle je gère aussi bien le stress post-traumatique, c'est que j'ai pas ce fossé entre genre « C'est un taliban, mais c'est aussi une personne, je me sens mal parce que j'ai tué la personne, alors que je me battais contre le taliban ». Ce mec m'a tiré dessus, je lui ai tiré dessus, qu'est-ce qu'on peut y faire ?

JI : Tu as dit que tu t'es senti coupable d'avoir tué un jeune homme ?

Sean : Je me suis senti coupable d'avoir tué ce gamin, complètement. Tu pourrais me décrire comme sans pitié dans mon application de la violence, mais c'est uniquement parce que je pensais que c'était justifié. Si j'avais tué quelqu'un par accident, évidemment, ça craint, j'aurais été dévasté. Ce gamin, je m'en suis voulu parce qu'il était jeune. Je me sens mal qu'il ait eu ce fusil entre les mains. Mais au final, il l'avait. Et il y a pas grand-chose que je puisse faire à ce moment-là. Je vais pas me prendre une balle pour un gamin qui essaie de me la mettre. Je prendrais une balle pour un civil afghan, bien sûr, il y a pas de soucis,. Mais un gamin qui essaie de me tirer dessus, c'est hors de question. Je lui ai tiré dessus à deux reprises. Il les a méritées comme n'importe qui d'autre. De 16 à 36 ans, si tu me vises avec ton arme, moi, mes amis, un civil afghan, si tu menaces qui que ce soit, tu as mérité cette balle. C'est comme ça.

JI : Si tu devais refaire tout ça, tu le referais ?

Sean : Oh oui... Je songe à retourner dans l'armée. L'inconvénient, c'est qu'il n'y a plus de guerre. Je ne peux pas faire mon travail. Mais ouais, je le referais. Je referais certaines parties différemment par contre. Je retournerais même dans ce camion le 26 avril 2007. Parce que je vais te dire, le conducteur était marié, avec des enfants, le commandant du camion était marié avec des enfants, on avait un interprète au fond, et puis un mec que je ne connaissais pas très bien, il était nouveau. Mais si je monte pas dans ce camion, un autre mec, qui est marié et a des putain de gamins, il monte dedans. Et je peux pas faire ça. Je peux pas laisser ce taf à quelqu'un d'autre. Si je ne l'avais pas fait, et que quelqu'un d'autre l'avait fait, et n'avait pas survécu, ou s'était blessé plus que moi, j'aurais été le responsable. Et je ne peux pas l'accepter. Je suis désolé, c'est une question sensible pour moi. L'armée américaine est putain de volontaire. Et si tu ne prends pas ce fusil en tant qu'Américain, tu laisses ce devoir à quelqu'un d'autre. Et c'est un peu comme voter. Il y a un dicton dans ce pays qui dit que si tu ne votes pas, t'as pas le droit de te plaindre. Et pour moi, si tu prends pas ce fusil, si tu prends pas part à ce qu'il se passe, et fais pas de ton mieux dans ce taf, alors tu peux pas te plaindre non plus.


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Marine Mulcey
Ex-rédactrice en chef, étudiante en Science politique à La Sorbonne, féministe et fan de Rihanna. En savoir plus sur cet auteur