Gazprom : une entreprise comme les autres ?

Dimitri Touren
12 Avril 2016



Gazprom est l’une des sociétés gazières les plus riches et influentes du monde. Depuis sa création en 1989 – elle hérite en fait de feu le ministère soviétique de l’industrie et du gaz – l’entreprise a considérablement augmenté son poids sur le marché énergétique mondial. Lors de l’éclatement de la crise de 2008, elle était même la troisième capitalisation boursière au monde, avant de voir sa valeur diminuer des trois-quarts, puis remonter progressivement. Malgré la partielle privatisation de l’entreprise par Boris Eltsine (1991-1999), l’État conserve sa mainmise sur le géant du gaz – en 2006 ses parts dans le capital sont passées de 38 à 50 % plus une action ; et l’entreprise est dirigée depuis 2003 par Alexei Miller, un proche de Vladimir Poutine.


Crédit Ricardo Cabral
Crédit Ricardo Cabral
Les raisons de voir en Gazprom un bras armé énergétique au service de la politique étrangère du Kremlin semblent sauter aux yeux. Nombre de pays européens – de même que la Commission européenne  – craignent un impérialisme russe que les crises du gaz en Ukraine mettraient en lumière. Pourtant, Gazprom se positionne avant tout comme une industrie sur un marché ultra-concurrentiel – y compris sur le marché russe – qui nécessite de mettre en œuvre une véritable stratégie de diversification et d’innovation. On pourrait ainsi, au contraire, considérer que les crises du gaz en Ukraine, loin d’être purement économiques, constituent un handicap dans la stratégie commerciale de Gazprom sur le long terme.

Un « bras armé » pas si évident

Alexei Miller, PDG de Gazprom entretient une relation étroite avec Vladimir Poutine que leur passé commun à la mairie de Saint-Pétersbourg et au gouvernement et leurs intérêts partagés illustrent bien. Les exportations d’hydrocarbures représentent entre 25 et 30 % du PIB national et Gazprom bénéficie de coûts d’exploitation relativement faibles qui lui confèrent un avantage stratégique déterminant pour le marché européen. En revanche, elle ne bénéficie pas de cet avantage pour le marché russe où elle est directement mise en concurrence par Rosneft et Novatek, deux entreprises indépendantes qui représentent désormais un tiers du marché intérieur. Gazprom a donc avant tout intérêt à exporter.

Le poids important de Gazprom dans les importations de gaz européennes laisse planer la menace d’une forme d’impérialisme. Certains pays comme la Finlande ou l’Estonie importent 100 % de leur gaz de Russie, via Gazprom et son réseau de distribution. À l’inverse, d’autres pays, comme l’Espagne, ne sont pas, ou très peu, dépendants de la Russie. En réalité, pour Céline Bayou, analyste-rédactrice pour la revue Questions Internationales et le site P@ges Europe (Documentation française), ces liens entre le Kremlin et Gazprom sont à relativiser et les crises du gaz de 2006 et 2009 compliquent la donne pour Gazprom en Europe. En effet, si certains pays de l’Union européenne en dépendent, l’inverse est vrai aussi et la volonté affichée par les dirigeants européens de diversifier leurs sources d’énergie inquiète les dirigeants de l’entreprise.

Gazprom, une entreprise en proie à de réelles difficultés

Ce manque de confiance mutuelle, adossé à la baisse des cours du pétrole sur lesquels le prix du gaz est indexé et aux difficultés internes, met Gazprom dans une situation inédite et inconfortable. Pour Céline Bayou, le géant du gaz est en proie à deux difficultés pratiques majeures. D’une part, les gisements de gaz sont techniquement difficiles d’accès, et ceux qui sont déjà exploités ne suffiront plus à moyen terme. Il devient ainsi urgent pour Gazprom d’ouvrir de nouveaux champs en Sibérie orientale et sur la péninsule de Yamal, ainsi que des forages offshores. Ces efforts vont nécessairement coûter cher en investissements et risquent d’amoindrir la compétitivité-coût de l’entreprise, sans pour autant l’annihiler.

Carte de 2005 présentant le réseau de gazoducs en Europe. Crédit Jonathan Stern
Carte de 2005 présentant le réseau de gazoducs en Europe. Crédit Jonathan Stern
Gazprom pâtit d’un manque de technologies et a besoin d’établir des partenariats avec des entreprises occidentales. C’est ainsi qu’elle multiplie les accords bilatéraux dans les pays de l’Union et collabore directement avec ses partenaires locaux, comme Engie en France ou E.On Ruhrgas, partenaire essentiel de Gazprom en Europe. Afin de garantir une certaine stabilité sur ce type de marchés stratégiques, les industries énergétiques privilégient le plus souvent des contrats de long-terme. Gazprom signe principalement des accords pour une durée de 20 à 30 ans avec ses partenaires, selon un mécanisme de « take or pay » qui lui garantit l’achat d’un volume minimum par an. Étant donnée la situation actuelle en Ukraine, les pays de l’Union européenne tentent de raccourcir ces contrats, menaçant une baisse des volumes de ventes de Gazprom sur le long terme et une perte de bénéfices. Cela explique la signature d’un contrat avec la China National Petroleum Corporation en mai 2014.

Le très relatif « pivot asiatique »

La signature de ce contrat avec la Chine a fait craindre en Europe un abandon progressif par la Russie de son marché occidental au profit d’un partenaire aux besoins énergétiques désormais gargantuesques. Pourtant, comme le rappelle Céline Bayou, la signature de cet accord doit être relativisée et correspond aux craintes de la Russie de perdre ses clients européens, mais aussi et surtout à une situation d’ordre purement économique.

Les nouveaux gisements de gaz russes se trouvent majoritairement en Sibérie orientale. Les coûts de transport pour ce gaz à destination de l’Europe représenteraient une somme énorme pour Gazprom et un manque à gagner certain. La Chine, plus proche géographiquement et aux besoins énergétiques croissants apparaît donc comme une alternative solide et la diversification de ses clients offre une relative sécurité pour Gazprom. Le contrat sino-russe représente 38 milliards de mètres cubes de gaz par an, soit quatre à cinq fois moins que l’ensemble des exportations vers l’Europe. Ce « pivot » reste donc mesuré.

Les négociations relatives à la mise en œuvre de ces accords semblent s’éterniser. Envisager le futur de Gazprom en Asie comme en Europe – où le projet de South Stream est incertain – reste donc compliqué. Même si les liens entre le Kremlin et la direction de l’entreprise sont indéniables, il convient d’en garder la mesure à l’esprit.

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