Indonésie : En attendant Joko

11 Juin 2014



Après s’être intéressé il y a quelques semaines à Prabowo Subianto, focus aujourd’hui sur celui qui fait figure de favori pour l’élection présidentielle du 9 juillet prochain en Indonésie, le gouveneur de Jakarta, Joko Widodo.


Crédit Reuters
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Encore et toujours, il sourit et avance. Tout semble glisser sur ses dents et gencives exhibées à chacune de ses apparitions. À un mois de l’élection présidentielle, il poursuit sa marche en avant, tranquille et à son aise, malgré la moiteur qui règne et une campagne qui n’en finit plus. C’est qu’à bientôt 53 ans, Joko Widodo, - Jokowi pour tous les Indonésiens - est plutôt bien inspiré de ne pas regarder en arrière. Il risquerait d’apercevoir Semar, divinité de l’absurde ici, riant à gorge déployée. Comme pour évoquer la bouffonnerie toute javanaise de son destin qui fait aujourd’hui de lui un favori pour devenir le sixième président de l’Indonésie.

Issu d’un milieu modeste, n’étant pas fils ou mari de, n’ayant pas fait une carrière militaire, n’étant pas à la tête d’une organisation religieuse ou d’un groupe de médias, l’homme incarne un objet politique non identifié dans le paysage nousantarien actuel. Il est presque un accident de l’histoire, tant il est curieux qu’un homme ou une femme parvenu à ce niveau n'ait pas un des fils décrit plus haut attaché à la patte. Jokowi se paie même le luxe de ne pas être chef de son parti. Un parcours qui sans aucun doute détonne.

L’expérience Solo

Aîné d’une famille sans le sou de quatre enfants originaire de Solo (Java Centre), Jokowi obtient une licence de sylviculture en 1985 à l’Université Gadjah Mada de Jogjakarta. Après avoir travaillé aux côtés de son oncle, il monte son entreprise de meuble dans sa ville natale, en se concentrant sur le marché porteur de l’export. Rapidement c’est le succès, et l’implication dans la vie locale. En 2002, il prend la tête d’une association d’entrepreneurs du meuble. Poussé par ses soutiens, il se fait élire maire de Solo en 2005, avec l’étiquette du PDI-P (Partai Demokrasi Indonesia – Perjuangan, Parti démocratique indonésien – Combat). 

La ville d’un demi-million d’habitants porte alors encore les stigmates des très violents affrontements de mai 1998, au moment de la chute de l’autocrate Suharto. Plus encore, dans l’inconscient collectif, Solo souffre d’une image de rebelle mal-aimée qui a souvent pris les mauvaises options, face notamment à sa voisine, l’opulente et cosmopolite Jogjakarta. Qu’à cela ne tienne, par une réécriture habile de l’histoire, Jokowi se démène pour faire labelliser sa ville « berceau de la civilisation javanaise ». Les avenues sont réaménagées, un réseau coordonné de transport émerge. Au plan intérieur, l’heure est à la chasse à la corruption et à la simplification administrative, lutte sans cesse recommencée. Signe du succès, même Jogja commence à être jalouse de la métamorphose entreprise qui a rendu Solo bien plus agréable et attirante qu’auparavant. Par ses méthodes et son style direct, l’entrepreneur musulman sait attirer les projecteurs sur sa ville natale, en y développant le tourisme et en réinvestissant sa dimension culturelle. C’est sa réélection avec 90% des suffrages en 2010 qui l’impose définitivement dans le paysage national.

Vers Jakarta et au-delà ?

Bénéficiant d’une image d’homme simple, pragmatique, faisant campagne au plus près du peuple, le Javanais n’a pas tardé à être remarqué par les médias qui en ont rapidement fait leur coqueluche, faisant souffler un vent de fraîcheur sur un paysage politique quelque peu sclérosé dans la jeune démocratie. Adepte des « coups », il a par exemple fait à la fin 2011 la Une de tous les journaux du pays en se rendant personnellement au bureau de la Compagnie nationale d’électricité qui avait coupé le courant à sa ville pour un retard de paiement. Dans une mise en scène calculée, muni de milliers de petites coupures et de pièces, il a fait sensation en s’acquittant des près de neuf milliards de roupies dues (environ six-cent mille euros) devant les caméras et les objectifs de tout l’archipel.

Qualifié de « néo-populiste » par ses détracteurs pour ses méthodes, il s’est ensuite lancé à l’assaut de Jakarta, poussé par un mouvement d’opinion dont les médias se sont à nouveau fait l’écho… Ou l’inverse. La plus grande ville d’Asie du Sud-Est connaît en effet des problèmes dantesques de circulation, de pollution et d’inondations régulières, et les inégalités entre ses habitants sont criantes, comme dans de nombreux pays en développement. 

Allié au Sino-indonésien « Ahok » (Gerindra), il est parvenu à devenir gouverneur du « gros durian » en septembre 2012 au terme d’une campagne très disputée. Appliquant à la capitale les méthodes de communication qui lui ont réussi à Solo, on l’a régulièrement vu déambuler (blusukan) dans les faubourgs les plus déshérités de la ville, allant à la rencontre des habitants, vêtu simplement… Comme pour mieux souligner le contraste avec la classe politique affairiste et réputée corrompue du pays. Ces blusukan sur le terrain visaient aussi à aller inspecter les activités des fonctionnaires de la ville, entouré d’une nuée de caméras, pour parfois les réprimander en direct pour leur incompétence… Succès d’audience garanti, le public en redemande ! Dès lors, il n’est pas surprenant que le nom de Jokowi ait circulé comme un bruit de plus en plus insistant pour la présidentielle, alimenté par des sondages qui se sont mis à lui annoncer une élection triomphale.

Chemise à carreaux VS Peci

Jokowi a été imposé par l’opinion au PDI-P et à sa dirigeante, Megawati Sukarnoputri alors qu’elle-même et sa fille visaient la candidature. Autant dire que cela n’est pas allé de soi… Sa nomination a été annoncée à la mi-mars, juste avant le début de la campagne des législatives. Après avoir essuyé quelques larmes dans les plis du drapeau indonésien, Jokowi est reparti en campagne vers la dernière marche, après à peine dix-huit mois de présence à Jakarta. Depuis, quelques déconvenues et trous d’air ont fait d’un plébiscite annoncé, une élection très disputée. Les élections législatives, victorieuses mais bien moins bonnes qu’annoncées pour le parti, ont été le premier signe d’alerte, alors que « l’effet Jokowi » attendu ne s’est pas matérialisé dans les urnes. Le parti s’est alors mis logiquement à la chasse aux alliés, durant laquelle Jokowi a affirmé que les soutiens ne s’échangeraient pas contre des postes ministériels en cas de victoire à la présidentielle. Résultat : le Golkar, parti arrivé en deuxième position, un temps tenté, est finalement allé grossir les rangs de la coalition de l’autre candidat, Prabowo Subianto

Autre indicateur qui ne trompe pas : le niveau de la roupie indonésienne, qui semble comme corrélé à la courbe des intentions de vote pour Jokowi. La monnaie nationale a atteint son plus bas niveau en un an à la fin du mois de mai, principalement en raison de ce que la presse économique nomme pudiquement les « incertitudes ». Les marchés avaient accueilli avec enthousiasme l’annonce officielle de candidature de Jokowi en mars, pour ses vues jusque-là plus modérées en matière économique, face aux élans de nationalisme économique de Prabowo Subianto, challenger n’ayant rien à perdre… Enfin, la proposition de « révolution mentale » par Jokowi pour le pays et ses habitants, a fait long feu, le candidat ayant bien du mal à mettre un contenu clair derrière cette formule maladroite. 

Les deux tickets présidentiels à Jakarta au moment du tirage au sort de leur numéro pour l’élection, le 1er juin dernier. De gauche à droite, Hatta Rajasa et Prabowo Subianto, Joko Widodo et Jusuf Kalla. Crédit : setkab.go.id
Les deux tickets présidentiels à Jakarta au moment du tirage au sort de leur numéro pour l’élection, le 1er juin dernier. De gauche à droite, Hatta Rajasa et Prabowo Subianto, Joko Widodo et Jusuf Kalla. Crédit : setkab.go.id
Ces derniers jours, Jokowi a donc décidé de revenir à ses fondamentaux, ceux qui avaient fait son succès lors de l’élection à Jakarta, enchaînant les blusukan, et revêtant à nouveau sa chemise à carreau fétiche au cours de tous ses déplacements. Dans cette tenue très étudiée, Jokowi compte se démarquer et synthétiser l’humilité, la modernité et la décontraction qui lui sont associées. C’est à son colistier qu’il revient d’incarner l’expérience et le sérieux. Face à eux, Prabowo Subianto et son vice-président s’affichent en saharienne blanche, rappelant l’indépendance, coiffés d’un peci, toque symbolisant à la fois le nationalisme et la piété religieuse chez les musulmans d’Asie du Sud-Est. Le parallèle avec Sukarno, père de l’Indonésie est évident.

Kampanye Hitam : chercher la faille ou la créer

L’homme Joko Widodo, malgré sa popularité, demeure encore relativement méconnu aux yeux des Indonésiens. Les flèches décochées par ces adversaires - inexpérience, maigre bilan à Jakarta, absence de connaissance des affaires du monde - ont encore un peu de mal à accrocher. Rien d’étonnant donc à ce que l’on cherche à le salir, à le faire descendre dans l’arène et à faire naître le doute. C’est la « kampanye hitam », la « campagne noire ». Dans un pays auto-proclamé « Twitter Nation » en raison d’une pénétration des réseaux sociaux parmi les plus importantes au monde, des armées de supporters des deux camps sont chargées de se renvoyer des boules puantes pour pimenter le spectacle quotidien de la campagne. 

Contre Prabowo Subianto, l’autre candidat, les accusations régulières reviennent autour du rapt et de la disparition d’activistes des droits de l’Homme lorsqu’il était encore n°2 de l’armée. Celui-ci dément mollement tant il est vrai que cela semble aussi faire le jeu de sa campagne, renforçant le côté martial du personnage. Il s’accommode aussi des rumeurs qui le disent interdit de visa par les États-Unis, y gagnant là un brevet de nationalisme à bon compte, dans un pays qui se revendique toujours non-aligné. Contre Jokowi en revanche, encore favori, il est logique que l’on sorte un autre calibre. Des caricatures le décrivent comme un pantin aux mains du clan Sukarno, dont les héritiers tiennent le parti pour le compte duquel il est candidat. Les atermoiements autour du choix de son colistier ont semblent-ils renforcé cette hypothèse de désaccord entre candidat et parti. 

Le faux-avis de décès de Jokowi Crédit : menarikdunia.com
Le faux-avis de décès de Jokowi Crédit : menarikdunia.com
La déflagration la plus importante à ce jour pour tenter d’atteindre le gouverneur de Jakarta a eu lieu le 4 mai dernier quand un faux-avis de décès s’est répandu sur la toile et dans les rédactions. Outre le caractère peu amène de cette rumeur, l’avis prétendait révéler que Jokowi était en réalité chinois, minorité longtemps discriminée, accusée de mainmise sur l’économie et tenue aussi loin que possible de la politique. Pour raviver les tensions dans ce pays-mosaïque, on prétend aussi que Jokowi est chrétien alors qu’il est évident que le président ne peut encore qu’être musulman dans un pays qui l’est à 88%. Cela rappelle, mutatis mutandis, les allégations lancées contre un certain sénateur de l’Illinois qui tentait de conquérir la Maison-Blanche, et que ses opposants se plaisaient à dépeindre en musulman, précisément en raison d’une partie de son enfance en Indonésie… Chacun sait comment l’histoire se termina pour lui. 

Jokowi… ou non ?

Jokowi fait équipe avec Jusuk Kalla, 72 ans, déjà vice-président entre 2004 et 2009, gage d’expérience pour un candidat que l’on accuse parfois d’en manquer. La campagne s’est durcie ces derniers jours, et Prabowo Subianto, par son style agressif et l’exploitation d’un climat pesant semble marquer des points dans le duel qui l’oppose au gouverneur de Jakarta. Pas moins de cinq débats auront lieu pour départager les deux candidats et leurs colistiers d’ici au 9 juillet. 

Face à un adversaire que l’on dit impulsif et capable de perdre ses nerfs à n’importe quel moment, il incombe à Joko Widodo de rester dans son couloir et d’imposer à l’archipel son leadership tout en décontraction. L’occasion aussi pour lui, derrière les sourires, de fendre l’armure sous peine d’être doublé dans le dernier virage. Verdict dans un mois.

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Arnaud Richard
Je voulais être Alain Duhamel...et puis entre-temps j'ai découvert l'Asie. Les blagues de Pierre... En savoir plus sur cet auteur