Inside Llewyn Davis : la ballade folk des frères Coen

6 Novembre 2013



Les frères Coen nous présentent, comme s'il était encore nécessaire de le prouver, leur incroyable capacité de narrateurs à travers ce Llewyn Davis, chanteur folk attachant bien que raté des années 1960, basé sur la vie du musicien Dave Van Ronk.


Photo extraite du film
Photo extraite du film
Chez les cinéphiles, une déception, un film raté dans une superbe carrière peut signifier la fin d’une admiration, comme l’ont montré les réactions suite à Eyes Wide Shut. Ce triste constat ne se retrouve pas chez les frères Coen, qui de manière incompréhensible, font et feront toujours de leur sortie un événement malgré quelques erreurs indéniables. Non, leur filmographie n’est pas homogène, est-ce un problème ? Car, au final, la qualité principale de ces derniers est justement leur capacité d’alterner entre comédie, film noir, polar voire même western, le tout constamment alimenté par cette patte si présente d’humour juif, et de mélancolie profonde.

Leurs histoires, souvent imprégnées de mythe grec ou de conte yiddish, se concentrent souvent autour d’un personnage, le « schlemiel »,. De Barton Fink à The Big Lebowski, les Coen aiment les malheureux, les ratés, éternels égocentriques au cynisme prononcé. Le personnage coenien est loin des utopiques protagonistes hollywoodiens à qui la vie sourit, au bonheur mielleux aboutissant à un happy end sirupeux, dégoulinant à souhait de bon sentiment. Et en cela, ils sont probablement les meilleurs, car dans cette dureté, on retrouve une incroyable représentation de la société, toujours avec un lyrisme inégalé. Llewyn Davis reste-t-il dans cette veine ? La réponse est oui.

Le film commence sur les douces notes d’une guitare folk. Un homme, barbu, clope au bec, dans un bar miteux de Greenwich Village, commence à marmonner quelques paroles. La représentation type du chanteur folk des années 1960. En une chanson et quelques regards, le personnage est cerné. Son regard et sa voix fébrile laissent deviner un personnage fatigué, affaibli. Et pourtant, le regard s’accroche quelque part, entre sa guitare et le public, symétriquement autant concentré que nous. Ainsi les premières minutes passent et nous avons devant nos yeux un concert. Drôle d’ouverture et pourtant on ne peut plus efficace. La chanson ne s’inscrit pas dans un quelque besoin scénaristique, il s’agit juste de la volonté des frères Coen de nous montrer, dès le début, le grain de voix d’Oscar Isaac, cet acteur aux dons insoupçonnables et insoupçonnés. Ou juste de nous faire écouter cette chanson. En entier.

Combien de cinéastes donnent cette possibilité ? Pire, combien de cinéastes prennent ce risque ? Car si vous n’êtes pas un afficionados du folk new yorkais, vous risquez de ne pas vouloir rentrer dans cette histoire. Et il est vrai que sur son intégralité, oui certaine chanson peuvent sembler de trop. Mais cette introduction laisse une atmosphère magique, planante. Atmosphère qui retombera tout de suite après lorsqu’on comprend les multiples galères dans lesquelles notre Llewyn Davis ère. Entre quelques coups, notre chanteur sans domicile fixe change de canapé comme de chansons, c’est-à-dire très souvent. Ses problèmes pécuniaires, une maîtresse enceinte et sa difficulté à percer ne font que renforcer son incapacité à agir. Il est perdu, se promène, trimbalant ses soucis avec lui.

Son immaturité ressort d’ailleurs dans son aspect « not success strory » qui ne montre pas l’Amérique sous le meilleur jour, celle de l’Amérique post Guerre de Corée, avant l’apparition de cette société de consommation de masse qui vécu si bien durant les Trente Glorieuses. Car le « Self Made Man » et l’ « American Way Of Life » ne sont pas au goût du jour, bien au contraire. Llewyn subit la décrépitude de son destin, au fil de son voyage de hobo typiquement américain. Immaturité qui se ressent aussi bien dans ses actions que dans ses moments d’inertie.

S’évader pour mieux recommencer

Photo extraite du film
Photo extraite du film
Pris d’affection par un chat fugueur, errant, qui apparaît de manière parfois sporadique tel le chat de Chester, seul symbole de la réalité à cette chère Alice, mais qui l’accompagne un long moment. Ce seul partenaire est une attache bien plus importante à ses yeux que l’avortement prévu pour sa maîtresse, campée par Carey Mulligan. Ce chat rouquin tout mignon n’est en réalité que le symbole d’une solitude bien difficile à supporter pour Llewyn. Son ancien partenaire, celui avec lequel il devait réussir sa carrière, et dont on parle à tout va, rappelant l’échec de Davis, s’est suicidé.

Un père malade, totalement absent, et une sœur prétentieuse qui le rabaisse. La femme qu’il aime, cette même maîtresse, a trouvé dans Jim, un chanteur folk à la barbe parfaitement taillée, à la voix mélodieuse, l’étoffe d’un chanteur qui pourrait percer un jour. On trouve dans ce personnage, joué par un Justin Timberlake impressionnant de justesse, le parfait inverse de notre héros : la réussite, et la joie de vivre, tandis que lui est à deux doigts d’abandonner son unique raison d’exister.

Seule solution : s’évader pour mieux recommencer. Les réalisateurs nous glissent un indice sur la nature du voyage de notre cher Llewyn : le chat s’appelle Ulysse. Non, ce n’est pas un détail. On connaît l’importance des contes et autres mythes dans l’univers des frères, l’Odyssée étant déjà bien présente dans O’Brothers. Ce périple introspectif aurait-il un but ? C’est toute la question que l’on se pose. Et son parcours chaotique, qui passera par un périple en direction de Chicago, esthétiquement sublime, en est la preuve. Accompagné de notre monstre lebowskien favori, le grand John Goodman, encore plus grand dans ce rôle de jazzman héroïnomane, franchement coenien et surtout magistralement insupportable et d’un faux James Dean désabusé, le trajet risque d’être encore plus compliqué que sa vie d’éternel squatteur.



Photo extraite du film
Photo extraite du film
Si le film se veut plus dur, plus profond, plus noir, l’éternel humour ashkénaze des frères Coen est on ne peut plus présent et heureusement. Car on vient à se sentir mal à l’aise de verser une larme, avant d’exploser de rire, devant un film si sérieux. Et c’est en cela qu’Inside Llewyn Davis s’imbrique impeccablement dans la filmographie des deux Américains. Le tout agrémenté d’une photographie des plus belles et d’une bande son, entièrement folk vous vous en doutez, mélodieuse, agréable et surprenante, bien que lassante par moment. Une seule question persiste néanmoins, avant les deux dernières minutes : comment peuvent-ils boucler cette histoire ? Faire que l’on aille d’un point A à un point B ? Car l’errance pour l’errance n’est intéressante que si l’on arrive sur une chute, quelque chose pour nous raccrocher, que ce soit sous la forme d’espoir ou non. Elle est petite, difficile à percevoir pour les non afficionados. Mais après son dernier concert, l’on voit un gringalet d’une vingtaine d’années débarquer sur scène, cette même scène du Gaslight Café que Llewyn arpente depuis plusieurs années déjà.

Alors que l’on a encore en tête l’interprétation de notre protagoniste de « Far Three Well », ce jeune homme, que l’on voit de loin et très brièvement, se met à faire la chanson « Farewell », avec son harmonica, et une voix plus fébrile, tremblotante et surtout moins mélodieuse. Les plus grands spécialistes l’auront reconnu tout de suite, les autres y penseront probablement après coup, comme moi. Il s’agissait bien de Dylan, le Bob Dylan. Et là où Llewyn échoue, et est voué à échouer tout le reste de sa vie, ce jeunot débarque et va réussir à sortir de l’ombre en prenant un coche que Davis rate de peu. Alors que le talent est là, indéniablement présent.

Inside Llewyn Davis est donc un film sur la fatalité, sur un destin déjà tout tracé que rien ni personne ne pourra changer. Triste, mais beau. Esthétiquement, un des plus beaux films des frères Coen. Car au milieu de ce bric-à-brac de complications sans vraies directions scénaristiques, ce qui accompagne notre personnage au final, c’est cette ambiance, cette esthétique façon Polaroïd dans un New York enneigé, ne sublimant qu’Oscar Isaac totalement oscarisable.

Notez


Arthur Cios
Étudiant à Sciences-Po Paris, 2ème année. Cinéphile averti depuis 1993. En savoir plus sur cet auteur