L'ONU, conceptrice de jeux vidéos ?

10 Avril 2014



Nous résumons le jeu à un simple divertissement, alors que depuis 10 ans maintenant, par l’action des ONG, ce dernier est désormais pris très au sérieux. ONU, Croix Rouge, universitaires… tous désormais l’utilisent et le détournent, avec pour seul mot d’ordre d’amuser tout en sensibilisant.


Crédit DR
Crédit DR
Il est tentant de résumer le jeu vidéo à un pur divertissement réservé à des jeunes hommes en quête de sensation et d’adrénaline, tout occupé à massacrer du zombie et à sauver des princesses esseulées. Il ne serait alors qu’un rouage de cette « société du spectacle » finalement comme un autre, à la différence près que sous couvert « d’interactivité », il entretiendrait l’illusion de préserver la responsabilité des joueurs envers leurs actes. Au mieux présentés comme cathartiques en permettant d’assouvir les basses pulsions du joueur, ces jeux 2.0 ne seraient qu’une fabrique à « geek » ; c’est à dire littéralement des monstres de foire, incapables de différencier fantasmes virtuels et vie réelle.

Présentées comme puérils voire dangereux, émaillées de scandales quant à l’éthique de leurs contenus, les productions vidéoludiques connaissent cependant depuis une dizaine d’années un phénomène que certains jugent inattendu : le Serious gaming. Rendus possible par la popularisation des « mods » amateurs, ces contenus additionnels élaborés à partir de jeux déjà existants, un nouveau rapport au jeu vidéo émerge, alternatif et pédagogique. Il semble désormais que jouer, c’est penser comme l’affirmait Shuen-Shing Lee dans un article du Monde de 2010. Déjà l’ONU, la Croix Rouge mais aussi Amnesty International ont entériné ce mouvement, produisant ou soutenant des jeux tels que Darfour is Dying, 3D Worldfarmer ou Food force. Entre l’action humanitaire, lutte contre le SIDA et sensibilisation au conflit israélo-palestinien, les opportunités du jeu « sérieux », leur semblent dès lors infinies.

Serio sudere : amuser pour instruire, l’émergence des « serious games »

Ce qui au premier regard a tout d’une oxymore n’est pourtant pas une rupture dans les usages du jeu au sens large. Déjà sous la Renaissance, par l’expression Serio Sudere, l’amusement était au centre des outils littéraires afin de provoquer les prises de conscience. « Se jouer de », travestir les règles, s’abstraire de la pesanteur du réel afin de déployer une réflexion plus large sur une thématique et mieux la maîtriser, n’a jamais été étranger à la récréation. Quoi de mieux qu’un bac à sable pour laisser court à son imagination et trouver des solutions innovantes ? Loin d’être trivial, le jeu s’est toujours vu reconnaître des applications pratiques. Les Kriegspiels prussiens, ancêtres des wargames virtuels étaient ainsi prisés par les stratèges, enseignés dans les régiments et constituaient avant l’heure des modélisations réalistes de situations conflictuelles potentielles.

Le jeu vidéo n’avait ainsi aucune raison de ne pas participer à cette dynamique. L’environnement international et ses crises multiples ont ainsi été le terreau de nombreuses licences, des jeux de tirs à la première personne mais surtout à une panoplie de simulations stratégiques, en passant des Ages of Empires aux Civilisations pour ne citer qu’eux. Si leur rôle pédagogique n’était pas premier et s’ils n’en avaient pas la prétention, ces jeux instrumentalisaient déjà le « sérieux » et permettaient à ses utilisateurs de se familiariser avec des environnements qu’il n’aurait jamais connu autrement.  


Cependant, le Serious game va plus loin que ses prédécesseurs, car là ou ces derniers utilisaient la réalité comme un prétexte, celui-ci en fait le matériau et l’objectif de son gameplay, de ses règles et de son fonctionnement. Demandant au joueur de s’investir dans un jeu dont l’objectif n’est plus fondamentalement de s’amuser mais d’être sensibilisé à une cause ou problème quelconque, ces nouvelles productions vidéoludiques sont un véritable détournement des codes traditionnels du jeu vidéo.  


L’idée d’une « victoire » et/ou d’une « fin » du jeu pourtant centrale dans l’intérêt de l’utilisateur devient ainsi partie intégrante d’un message et sont souvent impossibles à atteindre. « September the 12th » conçu par Gonzalo Frasca en 2003 en est emblématique. Survolant une ville du Moyen-Orient, l’objectif explicite est d’éradiquer la présence terroriste au risque d’atteindre des victimes collatérales. Si au premier abord, la forme ni le fond ne sont pas nouveaux : éliminer des ennemis de plus en plus nombreux, c’est dans son dénuement que le jeu pousse à la réflexion. Il est en effet impossible de remporter la partie en se conformant aux règles établies. Éliminer les terroristes est une réponse immédiate qui peut sembler effective certes, mais par les pertes civiles qu’elle engendre, la population sera bientôt entièrement insurgée.  


Partisans, les serious games se distinguent également des jeux purement « éducatifs » en s’adressant directement à l’autonomie et à l’esprit critique du joueur, allant jusqu’à parfois frôler le non-jeu comme avec Paris riots développé à l’occasion des émeutes urbaines de 2005. Incarnant un CRS chargé de contenir les troubles, vous ne rencontrerez personne, transformant ce qui devait être un jeu de tir en promenade bien longue. Critiquer les gouvernements, souligner l’absurdité de certaines politiques, les serious game ne se limitent cependant pas à des political games, uniquement dédiés aux luttes de pouvoir et à la dénonciation. En effet et de plus en plus, ceux-ci sont désormais largement utilisés par les ONG et par les universitaires dans des campagnes de sensibilisation aux problèmes humanitaires et de conflit.  


« Alimenter l’esprit » : les serious games, partie intégrante de campagnes de sensibilisation à l’aide humanitaire

Conscient que le jeu vidéo se structure à présent comme un nouveau média ayant la particularité de pouvoir toucher à la fois les plus jeunes comme des populations actives, les ONG se sont engouffrées dans le secteur en 2005 avec Food Force. Développé par le Programme Alimentaire Mondial, l’organisme d’aide alimentaire des Nations-Unies, celui-ci avait pour but d’informer sur les programmes et sur les actions possibles contre la faim, en confrontant les joueurs à des défis réalistes pour nourrir rapidement des millions de personnes. Il lui adjoignait un site internet où les utilisateurs pouvaient s’enquérir des projets de l’organisation en cours. Enfin, il se voulait être un matériel éducatif pour les enseignants. Cette première initiative se confirma par des jeux comme Free Rice en 2007 ou Fast Car dans le cadre de la lutte contre le Sida en 2010. Le jeu en effet permet de rendre abordable de graves problématiques en permettant l’interaction. Plus que le film, où nous restons des spectateurs, jouer va nous permettre d’incarner directement un personnage. L’impact émotionnel en sera plus fort et l’intérêt décuplé à l’image de « Ayiti: The Cost of Life » de 2006, lancé par l’organisation à but non lucratif Global Kids ou encore « Darfour is Dying » sorti en 2006. Dans ce dernier, les créateurs voulant entraîner une prise de conscience sur la guerre civile au Soudan, obligent le joueur à choisir un membre d’une famille d’un camp de réfugiés et à le faire survivre dans ses tâches quotidiennes. Avoir à chercher de l’eau, à irriguer les cultures, à dispenser des médicaments permet à la fois d’être renseigné sur les difficultés de l’aide humanitaire mais aussi sur le sort des populations.


Les serious games permettent de fait de souligner les possibilités de coopération en altérant le sentiment de l’autre, en le rendant familier. Peacemaker décide ainsi d’aborder le conflit israélo-palestinien en permettant d’incarner au choix, le premier ministre israélien ou le représentant de l’autorité palestinienne afin d’atteindre la paix. Présenté aux populations de la région, les retours furent très positifs, permettant à chacun de voir et d’agir dans le jeu à travers l’autre, et à mieux le comprendre. Fort de son succès, le jeu fut même utilisé dans les lycées des deux peuples, atteignant 3 000 étudiants en 2009 selon le Peres center for peace.  


Qu’attendre du Serious game ?

Aujourd’hui, connaissant une forte croissance, générant à lui seul en France 1,5 milliards d’euro, le serious gaming est loin désormais des mods amateurs du début. En effet, il sert à de multiples institutions, comme les pouvoirs publics avec Écobudget et les organisations internationales, voire l’armée américaine avec America’s Army. Certains y voient par conséquent un risque potentiel pour les citoyens. Le jeu, s’il permet de réfléchir lorsqu’il détourne, travestit les codes en vigueur et se veut alternatif, reste avant tout un pourvoyeur de règles dans un monde à la diversité limitée, sinon absente. Émancipateur, ce dernier peut se révéler à contrario comme un outil d’uniformisation et de conformation des individus à des idéologies. Le jeu Special force produit par le Hezbollah en est un exemple attristant.  


Devenu un média comme un autre, il est alors peut être temps que le jeu vidéo soit plus démocratique, ouvert à tous dans sa formation et son accès. Désormais outil humanitaire et des politiques publiques, pourquoi ne pourrait-il pas être un outil citoyen ? Développer un jeu journalistique serait peut-être ainsi le moyen de questionner notre actualité, d’abaisser les frontières du langage et rendre enfin accessible à tous l’information. Certains, comme Arte, avec FortMcMoney ou Impactgame et son Play the news semblent ouvrir la voie. Espérons alors que serious ne rime pas avec casual.

 


Notez


Vincent Tourret
Rédacteur pour Le Journal International et boucanier à ses heures perdues. En savoir plus sur cet auteur