La réciprocité de la radicalisation : la course au plus fort en Somalie

26 Janvier 2015



En pleine recomposition, le défi de la nouvelle équipe gouvernementale somalienne sera de ramener la paix dans un pays déchiré par 20 ans d'une guerre civile continue. Autrement dit, gagner la guerre contre al-Shebab, le groupe islamiste principal opposant au régime. Un défi redondant, dont les chances de succès paraissent maigres, face à une corruption endémique, une légitimité en berne, qui exacerbent les obsolescences de la lutte anti-terroriste.


Crédit Tobin Jones, AFP
Crédit Tobin Jones, AFP
Mogadiscio, samedi 10 janvier, 14h. Les ministres des Affaires étrangères kenyan, éthiopien, sud-soudanais et djiboutien discutent autour d'une table des processus de résolution du conflit somalien. Dépeinte comme une réunion inédite en 30 ans, le ministre par intérim des Affaires étrangères somalien, Dr Abdirahman Beileh, s'est félicité que Mogadiscio soit suffisamment sûre pour accueillir une telle conférence. Oui mais dehors, la sûreté avait besoin d'un bataillon de forces de sécurité en patrouille, d'un bouclage de la ville et d'une fermeture des commerces. 

En effet, même si al-Shebab a subi d'importantes défaites militaires, et entre autres, la perte de personnalités importantes du mouvement, ses capacités opérationnelles n'ont pas été affaiblies. À la mort du leader Ahmed Abdi Godane, suite à une frappe aérienne menée le 6 septembre 2014, ses partisans ont répondu 2 jours plus tard par un attentat-suicide dans le nord de la capitale.

Radicalisation et intervention

L'objectif déclaré des Shebab (« jeunesse » en arabe) est la création d'un État islamique en Somalie. Considérés comme une organisation terroriste par les États-Unis, l'Australie, le Royaume Uni, le Canada, la Norvège, la Nouvelle-Zélande et la France, ses membres sont estimés à quelques milliers. Ils sont issus d'une milice radicale de l'Union des Tribunaux islamiques (UTI), une organisation qui a gagné en poids et en pouvoir au début des années 2000. L'UTI est une alliance de tribunaux islamiques, appliquant la charia, mise en place afin de répondre au besoin de justice et pour pallier à l'absence de l’État dans ce domaine.

Apportant selon certains observateurs un semblant de paix après 15 ans de guerre civile, l'UTI n'en demeurait pas moins une forme de pouvoir non-étatique, non manipulable et à fortiori, menaçante par son opacité. Or, l'opposition à l'invasion américano-éthiopienne, qui eux perçoivent une claire menace de terrorisme au sein des membres de l'UTI, va en radicaliser certains. C'est en partie le groupuscule des Shebab qui va récupérer les gains de cette radicalisation. 

Pour Roland Marchal, les Shebab ont émergé durant cette intervention militaire, rappelant la destructrice inefficacité de combattre le mal par le mal. Rappelant aussi l'incompréhension entre deux modèles de gouvernement, entre des cultures différentes, à laquelle se heurtent les stratégies des acteurs. Et s'il est facile de blâmer les américains, il est important de ne pas les isoler. En Somalie, ce choix militaire qui les a embourbés dans une guerre au terrorisme infinie, c'est le choix d'une multitude d'acteurs. 

Pour l’Éthiopie, Al Qaeda a une emprise sur l'UTI, par l'intermédiaire de ce groupe islamiste. Et même si les Shebab en constituaient alors un petit groupe, largement minoritaire, la thèse de départ veut donc que l'intervention militaire permette l'éradication totale de l'UTI. Les Éthiopiens, dont l'intérêt corrélait celui des américains, ont donc bénéficié, depuis 2001, d'une assistance multipliée par 17 entre 2001 et 2004, de formations de conseillers américains, et de moyens aériens importants pour leur armée professionnelle. Au printemps 2007, l'UTI tombe, en partie à cause de la force de l'invasion américano-éthiopienne, en partie à cause de divisions internes.

Les Shebab, forts de la défaite, se radicalisent d'autant plus qu'ils mobilisent du monde, malgré des erreurs stratégiques. Leur popularité dépend des régions. Toujours est-il qu'ils contrôlent une grande partie du territoire somalien et contestent l'autorité du gouvernement. A première vue, leur application de la charia relève d'une vision de l'islam salafiste et rigoriste. 

Le mythe nodal et unitaire

Linda Nchi, c'est le nom de l'opération militaire lancée par le Kenya depuis octobre 2011 en Somalie, après une longue période où le pays ne se positionnait pas sur la guerre civile somalienne. L'attentat particulièrement meurtier et organisé de Nairobi, en septembre 2013, est alors envisagé comme une frappe punitive de la part des Shebab, directement visés par l'intervention kenyane. Or, au-delà de la violence meurtrière de l'attaque, il faut relever les divisions au sein des dirigeants Shebab sur la réponse à apporter à cette intervention. La balance (le leader) a penché du côté des partisans d'une répartie punitive, mais d'autres auraient conseillé de s'abstenir, Nairobi restant une base arrière logistique utile au mouvement. 

L'utilisation de la violence suscite toujours des débats, et il est naïf de croire qu'une unanimité perverse décide d'employer l'attentat comme premier choix. Cette complexité est d'ailleurs visible dans les modes de gouvernance des zones que les Shebab contrôlent. Des différences existent sur l'application de la charia (la loi islamique) et dans les comportements avec les populations. Malgré une image médiatique qui les présente comme des assassins, ils ne sont pas seulement un groupe terroriste. Ce sont aussi des groupes qui gouvernent, soulèvent des taxes et redistribuent une partie des richesses. 

« On ne peut pas dire qu'al-Shebab est plus fort que jamais, le mouvement vient de perdre son chef. Mais d'un autre côté, il est totalement illusoire de penser qu'al-Shebab est une organisation qui va s'effondrer demain matin. Ce qu'on voit aussi, c'est que chaque fois que des cadres importants du mouvement ont été tués, on a eu une réaction, c'est à dire une attaque terroriste significative. » (Roland Marchal, chargé de recherche au CNRS, spécialiste des conflits armés en Afrique Subsaharienne 2014)

Or, la façon de mener les politiques interventionnistes sont souvent étouffées par des conceptions nodales et unitaires. Nodales, car on pense à tort qu'un groupe a un noyau, un cœur et une périphérie qui suit le cœur. Que si l'on tue le cœur, on tue le corps. C'est l'objectif affiché des frappes aériennes. En décembre dernier, le ministère américain de la Défense a déclaré que la cible de la frappe était un haut responsable des Shebab. La frappe atteignit son objectif, tuant le nouveau responsable des services de renseignement du groupe islamiste. La mort de Godane a aussi été perçue comme une victoire cruciale. Cette stratégie paraît naïve au vu de la pluralité d'opposants, qui se voient pourtant affublés d'une uniformité dérisoire. 

Cette cohésion, qui existe à certaines échelles, trouve son terreau sous le feu militaire. Les victimes ont tendance à se rassembler, pas forcément d'ailleurs vers les parties les plus radicales de l'opposition. Mais si celles-ci parviennent à avoir un impact positif sur l'insécurité vécue au jour le jour par ses concitoyens, leur popularité a de fortes chances d'augmenter. Les Shebab ont ainsi connu des résistances populaires. Et pourtant, avec l'invasion, les injustices qui en résultèrent et les mesures quotidiennes, telles que les hausses de taxes, une partie conséquente de la population va se ranger à leur côtés.

La conception d'Al Qaeda « a réussi à transformer une organisation groupusculaire en une force qui contrôle désormais 80 % du territoire du centre et du Sud de la Somalie, et plus encore en terme de population » (Roland Marchal, 2007). Unitaires, car l'on pense les réseaux terroristes liés les uns aux autres, comme une immense toile. Les Shebab sont eux-mêmes divisés en termes de conception de la lutte au nom de l'islam. Plusieurs factions rivales fracturent le groupe. Outre l'ambition personnelle de chacun, on dénote une division entre partisans d'une révolution islamique mondiale et ceux centrés sur un objectif nationaliste. En juin 2013, deux des chefs historiques, Ibrahim Haji Jama Mead et Abdul Hamid Hashi Olhayi, ont été tués par des membres du groupe. Les liens avec Al Qaeda sont également critiquables. Oussama Ben Laden a longtemps refusé le rapprochement de son organisation avec les Shebab, les jugeant trop extrémistes dans leurs méthodes.

Ce n'est qu'en 2012 que le nouveau leader d'Al Qaeda, Ayman al-Zawahiri, accède à la demande des Shebab. Or aujourd'hui, cette allégeance pose à nouveau question. Certains au sein du mouvement privilégieraient désormais l'alliance avec l'État islamique. C'est donc une multitude d'individus, émotionnels, ambitieux, mais aussi réfléchis et stratégiques, qui constitue ce groupe. Une preuve que l'individualisme prime sur la logique d'un groupe uniforme peut se trouver dans la reddition du chef des renseignements des Shebab, Zakariya Ismail Ahmed Hersi, en décembre dernier. Les Shebab ont minimisé cet acte ; mais c'est bien parce que l'expression individuelle, ouvertement déclarée dissidente, menace l'apparence d'un groupe fort et unifié que veulent se donner les Shebab.
Crédit infographie Le Monde
Crédit infographie Le Monde

La légitimité importée

La Somalie est donc devenue officiellement en 2006 un lieu de la guerre contre le terrorisme international. La légitimité de l'action est importée, guidée par une logique basée sur les événements internationaux. La convergence des intérêts avec le local ne s'observe que dans le cadre de l'élite. Il existe un fossé entre ce que les gouvernements locaux considèrent comme légitime, et ce que les populations locales perçoivent. Sans compter sur la corruption, qui détourne le tiers du budget étatique provenant de l'aide internationale. Si le Gouvernement fédéral de transition (GFT) n'a clairement pas le soutien de la population, il a celui des bailleurs internationaux.

De nombreuses incohérences médiatiques et diplomatiques sont d'ailleurs soulignées par Human Rights Watch, qui dénonce le fait que l'on médiatise la « barbarie » des Shebab, mais que l'on ait tu les agissements de l'armée durant la guerre de 2006-2007. 

L'insaisissable menace terroriste

La dynamique interventionniste est fortement marquée par une prédominance du choix de la militarisation. Le terrorisme, par sa violence qui semble pouvoir frapper "aléatoirement", pousse aisément ses victimes dans leurs retranchements. À l'échelle individuelle, le terrorisme provoque de l'émotion. À l'échelle de nos États, le terrorisme, c'est une menace, comme une autre, qu'il faut gérer et "prévoir". Pourtant, le terrorisme n'est pas resté une simple probabilité statistique à laquelle on cherche une solution rationnelle. Par son caractère insaisissable et imprévisible, il justifie les injections sécuritaires dont on drogue nos politiques.

Tout en lui nous échappe : ses motivations, sa rationalité, sa légitimité, ses méthodes, jusqu'à son organisation et sa mise en pratique, dont les services de renseignement tentent, parfois avec des visions dépassées, d'anticiper les dégâts. Comment faire pour nous protéger si on ne sait ni d'où vient la menace, et "pire", si on ne sait même pas de quelle menace il s'agit ? Toute la question des politiques sécuritaires et de leur choix réside dans la perspective avec laquelle on envisage cette question. Elle amène trop souvent l'impression, si naturelle, humaine, mais pernicieuse, que la solution est de détruire la menace avant qu'elle ne se transforme en danger. 

La guerre juste

C'est ainsi qu'aujourd'hui la logique de légitime défense prime sur la logique policière et l'emploi de la justice. Le concept de guerre asymétrique répond à cette justification. Théorisée bien avant le 11 septembre, on peut la définir comme une guerre entre un État de droit et un ennemi illégitime ou inhumain. Aucune légitimité n'est accordée à son action ni à ses revendications, car la violence décrédibilise l'acte, et, avec le terroriste, on ne négocie pas. D'ailleurs, pour remonter dans le temps, le 6 décembre 2006, les États-Unis autorisent l'Union africaine à intervenir en Somalie, par la résolution 1725, alors même que 10 jours plus tard devaient normalement reprendre les négociations.

La dimension apocalyptique du terrorisme contemporain semble ainsi justifier une intervention militaire afin de rétablir le « bien ». Si c'est la vision la plus lisible politiquement, le concept même de qualifier une guerre de juste pose de nombreux problèmes. 

Le mythe de la sécurité à tout prix

Après le 11 septembre et avec la « Guerre à la terreur », la logique du scénario du pire a progressivement imprégné les décisions stratégiques en matière de lutte contre le terrorisme. Un « droit à la sécurité » est né et est aujourd'hui agité comme l'étendard du monde « libre ». L'acceptation commune que « plus nous sommes en sécurité, plus nous vivons heureux » est fausse. La liberté, que l'on préfère sacrifier sur l'autel de la sécurité collective, fait peur. Par le pouvoir discursif que nous propageons tous, nous manipulons nos propres peurs, persuadés que ce qui s'applique à nous ne s'applique pas aux autres, comme si les autres n'étaient pas vraiment humains en fin de compte, comme s'ils ne répondaient pas à la même complexité sociale. 

L'opinion, tout le monde, joue un rôle dans le choix de stratégies de défense, et notamment de lutte anti-terroriste. L’exigence de décisions rapides a de fortes chances de mener à des mesures de court terme, la plupart du temps motivées également par des échéances électorales. La démagogie prend le relais et là s'arrête le jeu des institutions démocratiques : on élit des personnes que l'on veut plus réfléchies que nous pour décider, mais l'on souhaite ensuite qu'elles réagissent comme nous réagirions à leur place. 

Dans des sociétés où l'activisme religieux est perçu comme une « hérésie » par la laïcité établie des puissances étrangères, certaines franges de la population ne considèrent pas d'autres moyens d'expression que le recours à la violence, et font ce choix aux dépends d'autres alternatives, tout comme la militarisation de la lutte est un choix alors qu'il en existerait d'autres. L'action peut être terroriste mais le groupe ne l'est pas. En associant l'action à son protagoniste, et en les rendant dépendants d'un islamisme-fourre-tout, on évite de se confronter au fait qu'un acte terroriste peut être accompli de façon choisie et libre, pour une multitude de raisons possibles. Même si la terreur est une erreur stratégique dramatique, la raison voudrait de ne pas commettre l'erreur encore plus flagrante de soigner le mal par le mal. 

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