La tauromachie, une tradition nationale face à une mise à mort prématurée ?

Hugo Lauzy
19 Novembre 2015



Dans le pays où l’image du torero est indissociable de celle du « toro bravo », les tensions politiques et la diminution sensible de l’ « afición » prouvent que l’art taurin est de plus en plus décrié. Cette tradition est devenue une véritable industrie de marque, où la reconnaissance et la fierté d’un patrimoine historique priment sur tout le reste. Enquête sur ce monde très fermé qu’est celui de la tauromachie et de la corrida « mundillo ».


Une des figures les plus célèbres du « mundillo » actuel, José Tomas, dans les arènes de Las Ventas à Madrid - Crédit EFE
Une des figures les plus célèbres du « mundillo » actuel, José Tomas, dans les arènes de Las Ventas à Madrid - Crédit EFE
Désormais par habitude, la tauromachie espagnole fait face aux remontrances et contestations de la part des anti-corridas, dont les attaques sont toujours aussi virulentes et médiatiques. Propre aux cultures d’expressions latines, la corrida témoigne d’un état d’esprit festif et organisé autour d’un public de connaisseurs. Ses origines remontent au Moyen-âge dans les campagnes espagnoles. A cette époque, l’affrontement d’un homme seul sur un cheval face au « toro », comme le représentait le Cid Campeador, personnage emblématique de la Reconquista, esquissait déjà les prémices de ce qui allait devenir un art noble pratiqué à partir du XVIIe siècle.

La discipline se démocratise alors progressivement au cours du XVIIIe siècle en Espagne pour franchir l’autre côté des Pyrénées sous l’impulsion de Napoléon III. Elle se diffuse également par la colonisation en Amérique Latine, où elle arrive à s’implanter au Pérou, en Colombie, au Venezuela et au Mexique. La réputation de la tauromachie s’est construite en parallèle des différentes catégories des mondes artistiques; cinéma, télévision, littérature ou peinture. Le mouvement littéraire surréaliste et plusieurs auteurs de renom tels que Hemingway et Federico Garcia Lorca y ont notamment trouvé leur source d’inspiration.

Sa popularité atteint son apogée aux XIXe et XXe siècles où les arènes espagnoles se voient transformées en temples incontestés de la religion taurine. La région de l’Andalousie incarne la terre symbolique de cette alchimie entre les plus grands élevages d’Espagne, dits « ganaderias de toros de lidia », et le reste du monde taurin centré autour des arènes les plus importantes comme celles de Séville, La Maestranza, construite en 1730. Pour autant, il s’agit aujourd’hui d’une économie toute entière qui se trouve menacée par les récentes actions politiques menées à l’encontre de la corrida. La tauromachie fait face à des difficultés financières, à la fois à cause de la crise économique, mais aussi de la baisse des subventions.

Une économie devenue rapidement attractive…

C'est lors de la période franquiste que la corrida a connu son âge d'or. Elle représentait l'opportunité pour le général Franco et son gouvernement de manipuler le peuple espagnol avec de larges moyens accordés aux arts taurins, ou au contraire en prenant le risque de politiser l’événement entre républicains espagnols et franquistes. Il s’agit d’une période au cours de laquelle certaines « figuras » du monde du « toreo » se sont élevées au rang de demi-dieu faisant partie de la « farándula ». Des légendes se sont construites sur ces célébrités locales, à travers leurs histoires personnelles ou leurs parcours professionnels, à l’instar de Manolete, Manuel Benítez Pérez dit « El Cordobés », Juan Belmonte, Curro Romero, Francisco Rivera Ordoñez dit « Paquirri ». On peut entre autres citer Paco Ojeda, Juan Antonio Ruiz alias « Espartaco », José Maria Manzanares père et fils, ou encore plus récemment Enrique Ponce, Morante de la Puebla, José Tomas et Julián López dit « El Juli », qui occupent actuellement les premières places de l'« escalafón », le classement taurin.

José Maria Manzanares fils, dans la position à genou appelée « a porta gayola » lors de la « feria de San Miguel » dans les arènes de Séville en septembre 2012 – Crédit  bullfightfhoto.com
José Maria Manzanares fils, dans la position à genou appelée « a porta gayola » lors de la « feria de San Miguel » dans les arènes de Séville en septembre 2012 – Crédit bullfightfhoto.com
Le monde taurin est par conséquent devenu un milieu très lucratif, que ce soit pour les directeurs d’arènes, les « empresas », société ou personne chargés d’organiser les spectacles taurins, et les agents dits « apoderados », ainsi que pour les acteurs eux-mêmes, comme le torero ou les « ganaderos », propriétaires de l’élevage. Les « ganaderías » sont aujourd’hui de véritables usines de production taurine et se sont multipliées sur l’ensemble du territoire. Une grande partie s’est largement ancrée dans le Sud de l’Espagne, en Estrémadure ou en Andalousie. Certains noms historiques de « ganaderos » font désormais partie de l'héritage de l’univers tauromachique, comme l’élevage des frères Miura, des Victorino Martin, de Juan Pedro Domecq ou encore de Victoriano del Rio.

…mais aujourd’hui en réel déclin

L’arrêt proposé de la corrida pourrait donc remettre en cause une grande partie du système, engendrant des débats passionnés. De plus, les récentes fluctuations négatives pour l’Espagne sur les marchés économiques et financiers ont frappé de plein fouet la tauromachie. Les raisons de la chute libre de la corrida en Espagne sont nombreuses et les maux sont profonds. Plusieurs facteurs s'ajoutent à l'équation, tels que l’indifférence sociale, les tensions politiques et lobbyistes; mais aussi le manque d’unité des milieux taurins.
Elevage taurin de la « ganadería » Torrestrella situé à Medina Sidonia dans la province de Cadix en Andalousie – Crédit EFE
Elevage taurin de la « ganadería » Torrestrella situé à Medina Sidonia dans la province de Cadix en Andalousie – Crédit EFE

Les grandes festivités taurines ou « ferias » représentées par les villes de Madrid, Valence, Séville, Bilbao, Salamanque ou encore Saragosse, restent les seuls rares événements taurins aux retombées économiques importantes. A titre de comparaison, environ 70% des spectacles restent encore tributaires des aides de l’administration espagnole, même si les corridas génèreraient près de 2,5 milliards d’euros en 2014. Selon les chiffres du ministère espagnol de la culture, un total de 1 868 corridas ont eu lieu sur le territoire  en 2014, pour un chiffre de plus de 45 millions d’euros au fisc espagnol, soit quatre fois plus que les chiffres du cinéma. Une autre enquête diligentée par l’Association nationale des organisateurs de spectacles taurins explique qu’environ 6 millions de personnes ont assisté à une corrida l’année dernière, ce qui en fait le plus grand événement de masse derrière la Liga espagnole de football et ses 13 millions d’entrées. Les « ferias » rapportent de manière directe et indirecte plus de 970 millions d'euros chaque année à l’état espagnol, et le monde taurin fait travailler en tout plus de 10 000 personnes dans le pays. 
Vue des arènes de La Merced à Huelva (Andalousie) – Crédit EFE
Vue des arènes de La Merced à Huelva (Andalousie) – Crédit EFE

Derrière ce discours de façade, « le mal vient de l’intérieur et du fait qu’on ne sait pas se défendre », d'après le journaliste d’ABC et critique taurin espagnol, Angel Gonzalez Abad. En effet, « éleveurs, empresarios [organisateurs, ndlr], toreros, tout le monde se terre et se tait. On va se faire manger tout cru ». Les déséquilibres dans l’organisation des spectacles taurins en fonction des provinces sont de plus en plus importants puisque la Castille-La Manche, la Castille et Léon, l’Andalousie, la Communauté de Madrid et l’Estrémadure concentrent plus de 83 % des événements taurins célébrés en 2014 sur les 17 communautés autonomes du pays. En ce qui concerne les écoles taurines, l’Andalousie recense environ 50 % des la totalité des écoles espagnoles.

Le manque de nouvelles personnalités et de nouvelles générations d’aficionados afin de contrer ce mouvement explique en partie le passage à vide vécu entre 2007 et 2014. Ces dernières années, le nombre d’arènes est passé de 902 à 433 et la part d'activité a chuté de 46 % depuis 2010. D’après un sondage de l’institut Metroscopia mené l’année dernière, environ 60 % des Espagnols affirmaient ne pas être partisans des corridas, mais 52 % se déclaraient tout de même favorables à leur maintien.

Positions politiques et traditions

Après le succès de partis d'extrême gauche comme Podemos et de centre-droit comme Ciudadanos, lors des élections régionales et municipales de mai dernier, le journal monarchiste ABC a cristallisé toutes les appréhensions des partisans taurins face à une vague dite « anti-taurine » qui pourrait provoquer la disparition d’un des piliers de la culture espagnole. Certaines régions espagnoles se sont déjà déclarées en faveur d’un arrêt des subventions, en évoquant la nécessité de coupes budgétaires et la cause animale pour premiers arguments. « La gauche radicale et les mouvements régionalistes et autonomistes sont en phase sur l’idée que la tauromachie constitue un anachronisme. Ils associent les taureaux au conservatisme et à l’espagnolisme », analyse le journaliste d’El País, Rubén Amón.

Dans la capitale, le sujet semble explosif. La nouvelle maire de Madrid, Manuela Carmena, envisage notamment de couper net les subventions des écoles taurines. Soutenue par Podemos, elle souhaite faire de la ville « une amie des animaux », une perspective vécue comme un authentique désastre par les « taurins » dans cette ville phare de la corrida. Pour Madrid, la « feria de San Isidro », entre mai et juin, représente une grande manne touristique, une énorme part de richesse et d’emplois. La posture de Manuela Carmena, juge de profession, reste assez indécise sur le sujet. « Nous n’allons pas toucher à la feria de San Isidro dans l’absolu, mais je ne peux pas vous dire pour l’instant ce qu’il en sera dans le futur. ». Les traditions taurines sont donc devenues un enjeu politique de taille.

Le caractère et l’aspect traditionnel de la tauromachie sont critiqués pour leur conservatisme. Le mouvement animalier PACMA dénonce les corridas comme « un spectacle à caractère barbare et anachronique, impropre d’une Espagne civilisée au XXIe siècle ». Des choix forts ont déjà été pris par certaines communautés autonomes, à l'instar de l’archipel des Canaries, qui a interdit la corrida dès 1991 et la Catalogne en 2010 pour des raisons « anti-espagnolistes ». Aujourd’hui, des fêtes traditionnelles de villages sont aussi en danger dans plusieurs provinces, comme les « correbous » dans les régions de Valence et de Barcelone et le « toro de La Vega » pratiqué depuis 1453 à Tordesillas dans la communauté de Castille et Léon.

Un pays divisé entre pros et antis

La région de Valence a confirmé cette tendance « anti-taurine » en annonçant qu’elle cesserait de subventionner les corridas dès l’année prochaine. La tauromachie, dont la corrida est le fer de lance, peut difficilement survivre à l’arrêt des aides publiques. D’autres grandes villes suivent le mouvement, à l’image de Palma de Majorque et La Corogne, qui se sont toutes deux déclarées favorable à l’arrêt des combats dans leurs arènes. A Alicante, la prohibition interviendra à partir de 2017 et des dizaines de bourgades ont prévu la tenue de referendums locaux pour décider du sort de ces pratiques sur leur territoire. Les traditions liées à la tauromachie apparaissent plus que jamais remises en question en Espagne, tout comme outre-Atlantique au Mexique ou en Colombie où les débats se sont récemment ouverts. 

Carte de la situation actuelle de la tauromachie en Espagne - Source : El País
Carte de la situation actuelle de la tauromachie en Espagne - Source : El País
Les régions historiquement liées à la tauromachie semblent pourtant loin d’être prêtes à vouloir stopper la tradition comme en témoigne l’Andalousie, l’Estrémadure, la Castille-La Manche, la Castille et Léon, la Communauté de Madrid, la Rioja, la Navarre et le Pays Basque espagnol en dernier lieu, où les courses de rues dites « encierros » sont emblématiques de la culture taurine.  De plus, l’arrêt de cette pratique « mettrait en péril la disparition d’une race autochtone qu’est celle des « toros », de combats et d’un riche écosystème de plus de 540 000 hectares, qui engendre la propre activité des élevages taurins » selon Carlos Nuñez, au nom de l’Union des Eleveurs de Taureaux de Lidia (UCTL). L’exception de San Sébastian semble être une petite victoire pour les « aficionados » à l’échelle locale. La ville basque, déclarée premièrement « anti-taurine » en 2012, a autorisé à nouveau les corridas de « toros » dans ses arènes en raison d’un changement à la tête de la municipalité.

Le gouvernement Rajoy en place depuis 2010, s’est lui positionné jusqu'à maintenant en faveur de la cause tauromachique, soutenant par la voie du Parlement en mai dernier une loi qui incluait la tauromachie dans le patrimoine immatériel. Le but est de créer un cadre législatif autour de cette pratique culturelle. Le pragmatisme politique des dirigeants du Partido Popular peut cependant paraître étrange lorsque l'on sait qu’ils avaient eux-mêmes voté d’un commun accord avec le PSOE l’arrêt des retransmissions télévisées sur les chaînes publiques espagnoles. Celles-ci, stoppées fin 2006, ont repris depuis 2013.

A l’échelle de l’Union européenne, le Parlement européen vient de voter un amendement visant à bloquer le versement de plus de 100 millions d'euros de subventions annuelles au profit de l'élevage de taureaux destinés aux corridas. La proposition a été adoptée à une grande majorité. Cette nouvelle déconvenue pourrait porter l'estocade finale à une industrie tauromachique maintenue sous perfusion et en constante recherche d’un second souffle. Mais la corrida n'a probablement pas encore dit son dernier mot. 

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