Le tramway de Jérusalem : un objectif caché ?

18 Novembre 2014



La ligne de tramway de la ville trois fois sainte, inaugurée depuis le 19 août 2011, s'étend sur plus de quatorze kilomètres. Reliant les quartiers situés à l'ouest à ceux se trouvant à l'est et symbolisant la modernité de la cité hiérosolymitaine, il est aussi à l'origine d'un désaccord entre Israéliens et Palestiniens.


Crédit Ronen Zvulun / Reuters
Crédit Ronen Zvulun / Reuters
La voix préenregistrée annonce en trois langues – hébreu, anglais et arabe – que le tram arrive à la station de Tsahal Square, baptisée ainsi en hommage à l'armée israélienne. À l'ouverture des portes, un flot de voyageurs descend de la rame pendant qu'un autre monte à l'intérieur. Parmi eux, des femmes musulmanes portant le voile, des croyants juifs orthodoxes aux papillotes dépassant de leur chapeau mais aussi de simples touristes visitant Jérusalem. Un bruit d'alarme retentit alors pour avertir du départ imminent. Quelques secondes plus tard, le tram démarre à nouveau et glisse lentement le long des murailles de la vieille ville, qui aurait été fondée par le roi David il y a plus de 3 000 ans. Transportant tous les types d'usagers, sans distinction de nationalité, de sexe ou de religion, les autorités de l'État hébreu l'appellent le « tramway de la paix ».

Tramway nommé « paix » pour les uns...

Certains disent d'Israël qu'il est un pays pratiquant une nouvelle forme d'apartheid, du nom du régime ségrégationniste en place en Afrique du Sud, de 1948 à 1991, en contrôlant une bonne partie des aspects de la vie des Palestiniens dans les territoires occupés, depuis 1967, de Cisjordanie. De toute évidence, un tel constat ne peut pas être établi en ce qui concerne le tramway. Aucune partie de la rame n'est réservée à telle ou telle population. Pas de sinistres et odieux « réservés aux blancs » comme cela a pu être le cas dans les bus de l'Amérique de Rosa Parks ou de la nation arc-en-ciel de Nelson Mandela.Tout le monde y est mélangé. Un véritable melting-pot. 

Chez Veolia, la société en charge de l'exploitation du tram, on rappelle même qu'il est le fruit « de la conclusion des accords de paix d'Oslo de 1993 », ces derniers ayant été marqués par la longue poignée de main, à la Maison-Blanche, entre les deux ennemis d'hier : le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, faucon de guerre repenti, et le vieux chef palestinien Yasser Arafat, ancien guerrier. Tout un symbole. Le tramway est une véritable main tendue en reliant les quartiers à dominante juive, situés à l'ouest, et ceux à dominante arabe à l'est. L'exploitant le répète, le « tram est un moyen de rassembler, de brasser les communautés et de faciliter la vie des populations ».

Encore mieux, il est à l'origine d'emplois pour les populations arabes et palestiniennes. Le dépôt se trouve ainsi dans le quartier de Shu'afat, à l'est de la ville. Et le personnel s'occupant de la maintenance du réseau n'est recruté que sur ses compétences professionnelles. Le tram permet aussi aux habitants vivant dans la partie orientale de la ville de se rendre plus facilement à leur travail dans le secteur occidental de la cité plurimillénaire.

Ce nouveau mode de transport n'est somme toute que l'entrée d'Israël dans le XXIème siècle. Finalement, Jérusalem la pieuse et Tel Aviv la clubbeuse, à 70 km de là, deux villes si différentes, se dotent pourtant toutes les deux d'un tramway. Le but est de favoriser la mobilité et de réduire la circulation automobile dans des agglomérations victimes d'embouteillages. D'autant plus que la cité hiérosolymitaine s'attend à une croissance démographique très forte à court terme.

Peuplée par 750 000 habitants au milieu des années 2000, cette dernière devrait en abriter près de 900 000 à l'horizon 2020, selon les prévisions. Soit un taux d'évolution de 20 % en seulement 15 ans ! Ce tram apparaît alors comme un investissement pour l'avenir, afin de prévenir l'augmentation du nombre de voitures et de la pollution atmosphérique, la rançon de la gloire d'une ville en plein développement.

Mais quelle est donc la particularité de ce tram ? Ses couleurs voyantes et tape-à-l'œil comme les voitures de certaines lignes du réseau montpelliérain ? Non. Sa spécificité, ce sont ces portes et ses vitres blindées.

Tramway « colonisateur » pour les autres

Car si le tramway longe les remparts de la vieille ville au niveau de Tsahal Square, il s'étire aussi accolé à la ligne verte pour la franchir allègrement quelques mètres plus loin. Cette dernière, datant de 1949, est le résultat de la guerre israélo-arabe de 1948. Après que David Ben Gourion a déclaré l'indépendance de l'État d'Israël le 14 mai 1948, les pays arabes refusent une telle situation et se coalisent contre le nouveau pays, en l'attaquant dès le lendemain de sa création. La nouvelle nation juive l'emporte et plus de 700 000 arabes laissent, par peur ou sous la contrainte, leur terre natale de Palestine. 

Un armistice est signé entre les vainqueurs et les vaincus, la ligne verte faisant la frontière entre Israël et l'actuelle Cisjordanie, administrée alors par le royaume arabe de Transjordanie. Si la nation juive obtient finalement, aux dépens des Palestiniens, plus de terres que ne le lui promettait le plan de partage de la Palestine, adopté par l'Organisation des Nations Unies (ONU) en 1947, la ville de Jérusalem est divisée en deux parties, l'ouest allant à Israël tandis que l'est est attribué au secteur géré par la Transjordanie.

Ceci est alors contraire au document approuvé par l'ONU, la cité hiérosolymitaine et ses alentours devant rester unis et être placés sous contrôle international. La situation perdure finalement jusqu'en juin 1967, lorsque Israël conquiert, durant la guerre des Six-jours, la Cisjordanie, le plateau du Golan (Syrie), la bande de Gaza, la péninsule du Sinaï (Égypte) et Jérusalem-Est. La ville, d'une importance considérable pour le judaïsme - c'est là où se trouve le Mur Occidental, lieu le plus saint de cette religion - est réunifiée. L'État israélien décide d'adopter une loi, en 1980, qui érige Jérusalem au rang « d'une et indivisible, capitale éternelle d'Israël et du peuple juif ».

L'ONU considère cet acte comme « nul et non avenu » et la majorité des représentations diplomatiques laissent leurs ambassades à Tel Aviv, la ville la plus peuplée du pays.

Comme dans tous les territoires conquis, Israël établit des zones de peuplement juif : des colonies, considérées illégales par la communauté internationale. Si celles du Sinaï sont évacuées, en 1982, à la suite des accords de Camp David (1978), tout comme celles du Gush Katif, dans la bande de Gaza, en 2005, les implantations juives à Jérusalem-Est et en Cisjordanie s'agrandissent encore. Or, le terminus est du tram de Jérusalem se situe aux abords de deux de ces implantations : Neve Yaacov et Pisgat Ze'ev, peuplées par 80 000 Israéliens.

La dernière est la plus grande colonie de Jérusalem-Est avec plus de 50 000 habitants. L'arrivée du tram permet de la sortir de son isolement et de la relier au reste de la ville. Jérusalem-Est, revendiquée par les Palestiniens pour être la capitale de leur futur État, connaît ainsi, pour certains, une irréversibilité du processus de colonisation de la part des Israéliens. En agissant ainsi, l'État hébreu empêcherait toute possibilité de faire de la partie orientale de la ville la capitale de la Palestine.

Les transports en commun, un instrument du « soft power » ?

Mis en évidence en 1990 par l'américain Joseph Nye, le soft power (puissance douce en français) est l'ensemble de tous les éléments non-violents mis en place par un pays ou n'importe quelle organisation pour asseoir ses intérêts. Le soft power des États-Unis, c'est l'exportation, dans le monde entier, des films hollywoodiens. Le soft power de la France, c'est la diffusion, partout sur la planète, des aventures de la jeune Amélie Poulain sur la butte Montmartre ou de la carrière extraordinaire d'Édith Piaf dans La​ Môme.

Et quant au tramway de Jérusalem, il semble être un des éléments du soft power à l'israélienne. Le tram relie les colonies juives au centre-ville, tout en étant, en apparence, bénéfique aux habitants arabes. Ici, pas d'attentes interminables et de brimades comme aux checkpoints entre Israël et les territoires de l'autorité palestinienne. Ici, pas d'expulsions de la population arabe pour installer, à la place, des citoyens de l'État hébreu. Ici, pas de blocus où plus d'un million de personnes sont coupées du monde.

À Jérusalem-Est, la parole est même donnée aux populations palestiniennes. Elles semblent même intégrées au projet. Deux enquêtes d'opinion sont menées à deux ans d'intervalle – on ne connaît pas la méthodologie de ces sondages - , en 2007 et en 2009, auprès des habitants des quartiers arabes de Shu'afat, Beit Hanina et Sheikh Jarrah. 3/4 d'entre eux jugent que le tramway réduira les embouteillages et près des 2/3 déclarent qu'ils l'emprunteront une fois inauguré. 

Ils sont presque tout aussi nombreux à alors penser qu'il sera un vecteur de développement économique pour leur zone de vie. Les Israéliens répondent ainsi aux détracteurs du tram, défenseurs de la cause palestinienne, qui sont nombreux dans le monde. Selon eux, c'est une construction contraire au droit international car l'ONU, de par la résolution 242 du Conseil de Sécurité, exige le retrait des territoires occupés illégalement suite à la guerre de juin 1967. Les riverains acceptent ce projet, selon Israël. Par un tel procédé, l'action de construire le tram est légitimée.

De telle sorte que la nation de David Ben Gourion peut dire qu'elle œuvre généreusement au développement de tous les quartiers de la cité, peu importe leur composition ethnique ou religieuse, tout en assurant ses intérêts politiques sur la ville. Musulmans, chrétiens ou juifs, les usagers profitent tous du tram car tous vivent à Jérusalem, qu'Israël considère comme sa « capitale éternelle, une et indivisible ».

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