Loufoque et fragmenté, le théâtre africain se porte bien

ARNAUD BARBEY
15 Mars 2014



Du 1er au 8 mars à Abidjan, le Marché des Arts du spectacle africian (MASA) a fait la part belle à la musique, à la danse, au théâtre, au conte et à l’humour.


Après sept années d'absence, le MASA a rempilé pour une huitième édition, financée à hauteur de 70 % par l'OIF. En jetant un œil à la programmation, on se rend vite compte que le théâtre représente un bon quart des festivités.
Musique et danse sont aussi omniprésentes. Contes et humour occupent une place plus marginale.

La présence marquée du théâtre renseigne assez sur l'importance de son rôle dans la culture africaine. Pour se faire une idée de ce à quoi il ressemble, il faut en revanche se pencher d'un peu plus près sur le nom des compagnies et, surtout, sur les pièces qu'elles interprètent. Il n'est pas interdit de se servir de la brochure du MASA 2014 comme d'une grille de lecture permettant d'embrasser ce qui fait l'essence du théâtre africain contemporain et francophone.

Le journal d’un fou

La pièce Nicolas Gogol, a été interprétée par la compagnie Kaidara du Bénin.
 
A défaut d'y déceler la pâte d'une culture indigène propre, on peut noter à quel point ce texte est perméable aux cultures russe et africaines.

"Le Journal d'un fou" raconte, à la première personne, l'histoire d'un fonctionnaire subalterne qui, pendant la période de répression sous Nicolas 1er, va sombrer peu à peu dans la folie, au point de finir par se prendre pour le roi d'Espagne. 

La description en creux de l'autoritarisme impérial que contient le livre est parlante pour un lecteur russe, partageant le même socle de références que Gogol et son personnage. C'est moins évident pour un lecteur/spectateur africain.

Sans doute, pour comprendre l'attrait du public africain pour Gogol, faut-il scruter de plus près ce qui fait la singularité de Proprichtchine, le héros du récit. 

Déjeté, perdu dans des sentiments contradictoires qui le poussent un jour à nager en plein complexe de supériorité, s'imaginant roi d'Espagne, le lendemain à être totalement terrorisé par sa logeuse, Proprichtchine incarne le morcellement de la personnalité.
Ce motif constitue le fil rouge de la programmation théâtrale du MASA.

Verre cassé

Autre texte, un roman cette fois, "Verre cassé" d'Alain Mabanckou, adapté par la compagnie CITO, originaire du Burkina Faso. 

Le titre renseigne d'emblée sur l'aspect fragmenté, écartelé entre plusieurs cultures du personnage qui répond à ce surnom. 

Le livre raconte, par la voix de ce narrateur, les déboires des déclassés qui fréquentent « Le crédit a voyagé », bar interlope de Brazzaville. Tous les témoignages font état de la difficulté d'évoluer dans un monde sans repères, dans lequel l'identité des personnages est brisée en mille morceaux.

Difficile de ne pas y voir une allusion directe à la colonisation et à la façon dont elle s'est évertuée à dénaturer les pays qu'elle a convoités, laissant derrière elle leurs habitants déchirés entre plusieurs cultures, dont aucune ne leur appartient (plus) vraiment.

Les convives de la maison Sapezo

Autre pièce, autres fragments, "Les convives de la maison Sapezo". Cette pièce a été écrite par l'auteur ivoirien Liazéré Elie Kouao, et a été interprétée par la compagnie Cresas de Côte d'Ivoire. 

Loufoque, le texte met en scène un docteur maboul qui parvient à greffer un cerveau "élevé" in vitro dans la boite crânienne d'un promeneur, engendrant une créature psychotique capable de disparaitre ou de changer d'apparence à sa guise. Ici encore, les lignes de force mettent en avant le thème de l'ambivalence identitaire.

On pourrait égrener ainsi l'ensemble de la quinzaine de pièces présentées au MASA. Le motif de la perte de soi, de la solubilité de l'identité dans la culture de l'autre, est partout présent.
 
Pourquoi avoir choisi le français pour ces textes ? Koffi Kwahulé, auteur dont la pièce "Brasserie", explique : "pour ne pas subir cette langue, il faut que je la fasse sonner autrement".

Le théâtre africain se définit par ses paradoxes, et illustre dans sa forme même son goût des contraires, son tiraillement. Puisant ses motifs dans une culture de l'oralité, il s'est forgé autour de l'arbre à palabres, devant lequel anciens et notables se réunissaient pour orchestrer la vie de la communauté, en empruntant les codes des contes musicaux, souvent théâtralisés.
Ces origines ancestrales ne l'empêchent pas de reprendre à son compte les codes occidentaux, pour mieux mettre à jour la pluralité culturelle qui le caractérise.

Le théâtre africain met en relief les contours d'un monde qui tangue et vacille, aussi, dans lequel l'incertitude de toute chose est mise au service d'une notion supérieure : l'ironie.

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