Scène indépendante de Berlin : l’esprit contre le capital

3 Février 2014



La scène indépendante berlinoise est menacée par l’augmentation des loyers et l’insuffisance de subventions. Des artistes se sont regroupés en une « Koalition der freien Szene » pour se faire entendre.


© Blendenteufel
© Blendenteufel
13 décembre 2013. La chorégraphe berlinoise Sasha Waltz a la gorge sèche. Elle s’apprête à annoncer depuis la Haus der Berliner Festspiele qu’elle doit réduire sa compagnie. Le Land de Berlin ne lui a pas accordé de budget suffisamment conséquent pour qu’elle conserve son ensemble. Son cas n’est pas isolé : alors même que la capitale allemande attire pour sa culture alternative, sa « Freie Szene », ou scène indépendante, est particulièrement menacée.

Une coalition d’artistes face à la Grande Coalition

En 2012, les artistes de la scène indépendante berlinoise se sont réunis en une « Koalition der freien Szene ». Architecture, théâtre, performance, nouveaux médias, musique baroque, electro, jazz, littérature… La coalition regroupe les structures de tous domaines produites de manière indépendante. Ces théâtres ou labels de musique présentent une hiérarchie différente des grandes institutions, et travaillent généralement sans ensemble.

Le porte-parole de la coalition, Christophe Knoch, explique : « Les institutions culturelles berlinoises reçoivent leurs fonds annuellement sans qu’il y ait de véritable évaluation. Depuis la chute du mur, une scène indépendante, qui reçoit moins de fonds réguliers, a explosé ». 40 000 artistes vivent aujourd’hui dans la capitale allemande. Pourtant, et alors qu’il y a dix ans, 10 % des moyens disponibles étaient utilisés dans le secteur de la culture, cette part s’est réduite à 2,5 % (10 millions d’euros). 10 millions d’euros versés par le Hauptstadtkulturfonds (Fonds culturel pour la capitale) de l’État fédéral s’y ajoutent. La scène indépendante est particulièrement mal lotie : elle ne reçoit que 5 % des fonds alloués à la culture par le Land de Berlin. Le reste revient aux grandes institutions.

De plus en plus attractive, la ville de Berlin souffre de l’explosion de ses loyers. Christophe Knoch calcule : « Il y a six ans encore, tu avais un appartement pour 100 euros. Tu ajoutais à cela 400 euros pour vivre et 100 euros pour ton atelier. En te débrouillant bien, tu obtenais ces 600 euros en une semaine avec de petits boulots, ce qui te laissait trois semaines pour ton art. Aujourd’hui, le loyer d’un appartement est d’environ 600 euros, et le coût de la vie a également augmenté. » Conséquence : 700 à 800 locaux d’artistes disparaissent chaque année. Les créatifs disposent de moins de temps à consacrer à leur art, et peinent à se financer seuls.

Une nébuleuse de structures artistiques

Des structures sont donc apparues dans chaque domaine artistique pour défendre les professionnels de l’art. Christophe Knoch rappelle : « Jusqu’à il y a environ deux ans, chaque type d’art était dans un ghetto et se mobilisait en son sein ». La Koalition der Freien Szene permet une meilleure communication entre des structures comme le BVK (Berufsverband der Künste, Association professionnelle des arts), qui regroupe 7000 professionnels des arts visuels, ou le LAFT (Landesverband freie darstellende Künste Berlin e.V, Association régionale des arts représentatifs de Berlin), qui compte 9000 membres.

Cette dernière association a été créée en 2007. Elle compte des initiatives originales, des handicapés qui montent sur la scène du Thikwa Theater aux pièces entièrement en anglais de l’English Theater. Les 500 théâtres de la ville de Berlin sont depuis longtemps investis dans le combat de la Freie Szene, et les arts représentatifs sont les seuls à avoir obtenu une augmentation de budget pour les années 2014 et 2015. Le Performing Arts Programm (PAP), qui propose aux artistes un soutien logistique, est ainsi né en mai. La Berlin Diagonale, plateforme de promotion, organise quant à elle des tours guidés de la scène alternative pour les professionnels.

En janvier 2012, le directeur du Radialsystem V, Jochen Sanding, propose de regrouper ces différentes structures culturelles. L’objectif est de leur offrir une meilleure visibilité sur la scène médiatique et politique. « En quelques meetings, on s’est mis d’accord sur dix points », raconte Christophe Knoch. Un salaire minimum est exigé. Les artistes demandent également à Berlin de leur allouer certains fonds qui pourraient leur permettre de bénéficier par la suite de bourses extérieures, notamment de l’Union européenne. Dix porte-paroles sont choisis. Grâce à la coalition, la scène indépendante devient moins hermétique et mieux coordonnée pour faire connaître ses revendications. Chiffrées à 18 millions d’euros supplémentaires, celles-ci visent non pas à améliorer la situation, mais à empêcher la Freie Szene de disparaître.

Des promesses non tenues

Peu à peu, les jurys supposés proposer des bourses se plaignent eux aussi du manque de fonds pour soutenir l’art. Ils deviennent des partenaires privilégiés de la scène indépendante. En 2013, le jury de la Senatsförderung a ainsi regretté que seuls 74 des 193 projets qui avaient été repérés dans le domaine du spectacle vivant aient pu bénéficier de subventions. Les administrations publiques ne sont plus considérées comme les ennemis de la Koalition, mais comme des médiateurs, qui leur permettent d’engager une discussion avec le Bundesland de Berlin.

Le lancement de la coalition gouvernementale SPD-CDU (parti social-démocrate et parti chrétien-démocrate) pouvait sembler positif aux militants. Elle annonce dans son contrat de coalition : « Berlin est une métropole culturelle globalisée, notre richesse culturelle est notre capital (…) l’art, la culture et les milieux créatifs sont parmi les ressources fondamentales d’une importance centrale pour la ville (…). La coalition veut renforcer le soutien à la scène indépendante. » Mais cette déclaration n’a pas été suivie d’effets. L’Allemagne est un pays fédéral, et la culture reste du domaine du Land. Pour la Freie Szene, les 500 000 € supplémentaires accordés à la scène berlinoise ne sont pas adaptés à la situation. Ils se concentrent sur la très touristique Île aux musées et d’autres institutions qui ne représentent pas la diversité de la scène culturelle berlinoise.

Hebbel am Ufer, théâtre berlinois |  © Laurène Perrussel-Morin/Le Journal International
Hebbel am Ufer, théâtre berlinois | © Laurène Perrussel-Morin/Le Journal International
Partant du principe que les touristes sont principalement attirés par la culture berlinoise, la coalition a proposé une « City Tax ». Instaurée depuis janvier, celle-ci est prélevée sur les touristes par les hôtels. Chaque nuit d’hôtel est taxée à 5 %. La Freie Szene demandait à obtenir 50 % des bénéfices, ce qui évitait de couper dans le budget des grandes institutions culturelles à son profit. Le Sénat de Berlin espère un bénéfice de 25 millions d’euros grâce à cette taxe. Si la City Tax est entrée en vigueur en janvier, elle est insuffisante d’après les artistes militants : « Les politiques ont décidé de séparer la City Tax entre art, tourisme et sport, en promettant que 50 % de ce qui était supérieur à ces 25 millions d’euros serait divisé entre ces domaines. C’était une façon très politique d’annoncer qu’ils ne nous accorderaient rien », regrette Christophe Knoch.

La grande campagne de la coalition lancée en août dernier dans le cadre des discussions budgétaires ne s’appuie donc plus uniquement sur la City Tax. Les politiques sont peu à peu sensibilisés à un domaine, l’art libre, qu’ils connaissaient peu. Christophe Knoch se rappelle : « C’était frustrant. Tout le monde peut décrire le travail d’un cordonnier, d’un plombier ou d’un maçon. Mais quand on parlait de la scène indépendante, on nous répondait : « Vous n’êtes pas les artistes du Mauerpark ? ». Les sites des membres de la coalition sont depuis barrés d’un bandeau noir sur lequel on peut lire : « Les créatifs bâtissent le capital de Berlin. (…) Nous réclamons le renforcement immédiat de la Freie Szene de Berlin. L’esprit est encore plus volatil que le capital : retenez-le bien ! ». Pour retenir cet esprit créatif, il était temps de faire connaître une scène créative cachée mais productive.

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Laurène Perrussel-Morin
Ex-correspondante du Journal International à Berlin puis à Istanbul. Etudiante à Sciences Po Lyon... En savoir plus sur cet auteur