Surveille ton langage : la liberté d’expression à Singapour

Gemma Kentish, correspondante à Singapour, traduit par Pauline Veron
10 Avril 2015



La liberté d’expression est une question sensible à Singapour, de nombreuses personnes reprochant au gouvernement ses réglementations strictes et ses sanctions sévères à l’encontre de ceux qui s’expriment. La mort du géant politique singapourien Lee Kuan Yew a remis au goût du jour le débat sur ce qui peut être dit ou non.


Crédit Darryl Kang
Crédit Darryl Kang
Le 23 mars, Singapour a perdu son père fondateur, M. Lee Kuan Yew, mort à l’âge de 91 ans suite à son hospitalisation pour une pneumonie. Robuste, charismatique et visionnaire, Lee Kuan Yew a gouverné Singapour pendant plus de trois décennies et a sorti, selon ses propres mots, sa nation insulaire du tiers-monde. Un ancien Premier ministre britannique a salué M. Lee comme l’un des leaders les plus importants de la fin du 20ème siècle.

Pendant toute une semaine, la nation a pleuré la mort de son grand dirigeant. Des centaines de milliers de personnes ont afflué à son cercueil pour lui rendre un dernier hommage, attendant sous un soleil de plomb, jusqu’à dix heures durant parfois. La scène fut par moments émouvante, de nombreuses personnes narrant en larmes leurs rencontres avec M. Lee, et chantant les louanges de ce qu’il a accompli au cours de sa vie. Toute la petite île semblait s’être rassemblée pour s’unir et rendre hommage au père fondateur de leur nation.

Néanmoins, certains Singapouriens n’étaient pas aussi entichés du défunt Lee Kuan Yew que ce que l’effusion générale d’émotion pourrait faire croire. Peu de temps après sa mort, le blogueur Youtube de 16 ans Amos Yee a exprimé dans une vidéo ce qu’il pensait du défunt Mr Lee. Et ses idées étaient pour le moins critiques.

Propos diffamatoires

Yee accusait M. Lee de gouverner à la manière d’un dictateur machiavélien qui écrase l’opposition et diffuse la peur au sein de la population. « Il est tristement célèbre pour avoir poursuivi en justice ceux qui le critiquaient, les avoir envoyés de force en prison et les avoir conduits à la faillite… Il a créé un environnement dans lequel étaient cachés ses défauts manifestes de dirigeant, car la plupart des gens ne le critiquaient pas par crainte d’être condamnés par le système judiciaire qu’il contrôlait. Donc tout ce que les gens entendent, c’est à quel point Lee Kuan Yew était extraordinaire. »

Il a également comparé l’ancien Premier Ministre à Jésus, faisant des remarques désobligeantes à l’encontre des deux, et sur la religion chrétienne en général. Il a même défié l’actuel Premier Ministre et le fils du défunt M. Lee, Lee Hsien Loong, de le poursuivre en justice, en déclarant : « Tout le monde a peur. Les gens craignent d’avoir des ennuis s’ils disent quelque chose comme ça, ce qui – remerciez LKY – découle essentiellement de son héritage. Mais je n’ai pas peur. »

Ses propos ont suscité une grande indignation chez de nombreux Singapouriens, qui les ont trouvés incendiaires et choquants. Les gens ont riposté avec leurs propres vidéos, ridiculisant Yee comme un jeune immature et ingrat qui devrait respecter ce que Lee Kuan Yew a accompli pour son pays. Yee a très rapidement retiré la vidéo de sa chaîne Youtube.

Cependant, à ce moment-là le mal était déjà fait. Le 29 mars, la police a arrêté l’adolescent au motif qu’il avait fait des remarques offensantes sur la foi chrétienne. Parmi la vingtaine de personnes qui a déposé une plainte officielle contre Yee se trouvait l’avocat Chia Boon Teck, qui a déclaré : « L’individu a dit beaucoup de choses contre M. Lee et le gouvernement qui sont diffamatoires en vertu du code pénal mais qui sont aussi une violation de la loi sur les mouvements insurrectionnels. Ses paroles contre les Chrétiens équivalent également à une "intention délibérée de blesser les sentiments religieux" en vertu du code pénal. »

Crédit TheRealSingapore
Crédit TheRealSingapore
À Singapour les décisions de justice sont strictes lorsqu’il s’agit de remarques offensantes concernant toute religion ou race, mais la diffamation n’est techniquement pas une infraction pénale à Singapour. Néanmoins, Yee est inculpé en vertu de la loi sur la protection contre le harcèlement, qui interdit à une personne de tenir des propos menaçants, injurieux ou insultants et qui seraient entendus, vus ou perçus comme susceptibles de causer du harcèlement, de l’inquiétude ou de la douleur par qui que ce soit. Selon la police, les opinions tranchées de Yee sur la chrétienté et sur M. Lee Kuan Yew ont causé une souffrance morale à un certain nombre de personnes.

Le mouvement #FreemyInternet

Beaucoup de Singapouriens ont trouvé en Internet un espace pour exprimer leurs opinions, avec l’émergence de nombreux blogs et articles en ligne offrant une perspective autre que celle proposée par les médias officiels. Mais même en ligne, la liberté d’expression a été restreinte. En 2013, de nouvelles mesures sont entrées en vigueur, exigeant des sites Internet populaires d’obtenir des licences publiques sujettes à un examen minutieux du gouvernement et à la censure. En réaction, un mouvement dénommé #freemyinternet s'est levé et a protesté contre le gouvernement singapourien, dénonçant ces nouvelles réglementations et les restrictions de la liberté d’expression qui en découlaient.

Mais il n’y a pas qu’Internet qui soit surveillé. La liberté d’expression est limitée par d’autres moyens sur l’île. Speaker’s Corner, à Hong Lim Park, est le seul endroit où les Singapouriens ont le droit de protester, si on leur accorde la permission. Mais même quand c’est le cas, les manifestants sont susceptibles d’être inculpés. Plus tôt ce mois, le 9 mars 2015, une femme a été accusée de nuisance publique lors d’une manifestation, et de perturber un autre évènement « en criant haut et fort, en scandant des slogans, en agitant des drapeaux et en sifflant bruyamment ». Les organisateurs du rassemblement, et des bloggeurs connus pour leurs opinions critiques à l’égard du gouvernement devront affronter le tribunal en juin.

Mécontentement croissant ?

L’affaire d’Amos Yee n’est que la plus récente d’une série d’affaires dans lesquelles des individus sont poursuivis en justice pour leurs opinions critiques et pour avoir fomenté un sentiment anti-gouvernemental. La petite quoique substantielle minorité de citoyens singapouriens qui montrent leur soutien à Yee est significative, car elle reflète un mécontentement croissant au sein de la population. Bien qu’un grand nombre de gens ait été choqué et indigné par Yee, beaucoup approuvent ses propos. En effet, son arrestation et son procès polarisent clairement les opinions des Singapouriens.

L’enjeu ici n’est pas de savoir si ce qu’Amos Yee a dit est vrai ou non. Pour beaucoup en effet, son langage était vulgaire, ses remarques offensantes, et ceux qui l’ont critiqué étaient dans leur droit de le faire. Mais l’incident a mis en lumière la force inflexible du système politique, qui gouverne toujours avec un poing de fer lorsqu’il s’agit de contestation. Singapour a fait d’Amos Yee un exemple. Dans cette affaire, le gouvernement a clairement mis en évidence les limites de la liberté d’expression, et, en utilisant Yee, a montré exactement quelles sont les conséquences quand un individu enfreint ces limites. Comme Yee l’a dit lui-même dans sa vidéo, « à chaque fois que quelqu’un sur Internet se demande si le gouvernement empoche l’argent pour lui-même, il est poursuivi. Plutôt suspect, n’est-ce pas ? »

Notez