The Immigrant : de Ellis Island à la prostitution

4 Décembre 2013



James Gray s'impose encore une fois comme l'un des plus grands réalisateurs américains contemporains. Avec l'histoire d'Ewa, jeune polonaise fraîchement arrivée à New York, il nous replonge dans son univers impitoyable et gorgé d'émotion, sublimé par l'image de Darius Khondji.


Image extraite du film
Image extraite du film
James Gray perpétue une technique qui marche : choisir un genre traditionnel du cinéma et l'adapter à son univers. The Immigrant peut ainsi être qualifié de film historique.

En 1920, Ewa, une jeune polonaise, arrive à Ellis Island accompagnée de sa sœur. Cette dernière est retenue en quarantaine car elle souffre de la tuberculose. Ewa débarque à New York et est prise sous la protection de Bruno Weiss, directeur de théâtre un peu louche, qui lui promet de l'aider à sauver sa sœur. Les décors, les costumes et l'incroyable lumière du film nous plongent dans cette époque où le rêve américain est à portée de main, et la corruption une puissance sournoise, qui transforme en un sombre marécage les rues de New York et les allées d'Ellis Island.

Pourtant, James Gray ne verse pas dans la mise en spectacle d'une époque idéalisée. C'est un monde violent qui se déroule sous nos yeux et cette caractéristique est assumée tout au long du film, encore une fois sans outrance visuelle. Ce n'est pas d'ailleurs une violence extériorisée. Bruno Weiss, le proxénète qui prend Ewa sous sa protection, répète constamment à la jeune fille qu'il désire seulement l'aider. Chaque acte, chaque parole peut blesser, jouer à la roulette russe par exemple n'est pas un jeu innocent. On retrouve dans ce film, un des motifs caractéristiques du cinéma de James Gray : les actes ont une conséquence et chacun la subit à un moment donné, sans que cela entraîne une condamnation morale. Ewa se prostitue pour sauver sa sœur mais refuse de vendre sa dignité : elle sait qu'aux yeux de sa religion et de sa famille, elle ira en Enfer, elle l'accepte et continue ainsi sans perdre sa foi. 

Une nébuleuse de personnages

Ces considérations sont cependant des interprétations que l'on peut faire à partir de ce film et qui se justifient par la richesse de ce dernier. L'intrigue en elle-même reste terre à terre et s'articule autour d'un réseau de personnages complexe. Par là, James Gray emprunte également aux plus grands mélodrames classiques pour nouer des personnages dans un destin commun. Il y a tout d'abord le couple formé par Ewa et Bruno, antagonistes puisque qu'il l'aime et que ce n'est pas réciproque mais similaires par leur façon d'exister. Ce sont des personnages tournés vers l'intérieur, qui ont éprouvé les circonvolutions de la vie et savent son absurdité ou son injustice. Ce sont des torturés, à la fois obstinés, emplis d'abnégation mais emportés malgré eux par des actes contraires à leurs principes. Ils forment un couple sombre, magnifiquement interprétés par Marion Cotillard et Joaquim Phoenix.

Le réalisateur semble avoir trouvé la note parfaite pour ces deux acteurs. La première est tout en simplicité, elle joue son rôle sans état d'âme ni exagération, ça bouillonne à l'intérieur mais presque rien ne transparaît. Confier cette figure christique à une actrice qui en fait facilement trop dans le côté victime, était dangereux, mais elle n'est pas du tout exaspérante. Joaquim Phoenix est impressionnant par les nuances de jeu qu'il apporte au personnage, construit de plusieurs plis d'identité. Ils sont tout deux à la fois attachés à leur famille et exclus par leur comportement. Face à cette tension ils réagissent tous les deux différemment. Ewa lutte pour garder son estime de soi, quand Bruno a abandonné depuis longtemps, son amour pour Ewa, dans la lutte. Il désire l'aimer même si aux yeux de la société, de sa famille, un homme comme lui ne peut avoir de vraie femme.

Cette tension entre famille et individu est incarnée dans plusieurs personnages secondaires qui nourrissent les deux protagonistes. Il y a tout d'abord Emil, le cousin de Bruno, jeune magicien séduisant et mystérieux. Emil est tout au long du film difficile à cerner, sans cesse il disparaît mais comme le dit Bruno, il revient toujours. Il cultive une sorte de part d'ombre, qui correspond bien à sa profession, tout en prêchant un optimisme curieux pour sa situation. Ewa se laisse charmer par cet homme qui sait la flatter. Contrairement à Bruno, Emil sait que considérer Ewa comme une femme à part entière est plus efficace que l'aider à sauver sa sœur. Cette dernière, Magda, est un fantôme qui plane sur le film. On la perçoit surtout à travers ce qu'en dit Ewa et à travers les nouvelles que Bruno lui transmet. Elle est l'objet de la quête obstinée d'Ewa, l'absence qui sous-tend tout le long du film. Une des filles de Bruno, qui déteste Ewa, est l'opposée de cette sœur douce et parfaite. On apprend qu'elle parle Polonais, comme les deux sœurs, et par son caractère fier, elle se rapproche d'Ewa. Comme Emil, ce personnage semble évoluer sans mal dans leur existence médiocre, étranger à cette lutte intérieure contre le destin que ressentent Bruno et Ewa.

The Immigrant n'est pas une fresque de personnages mais plutôt une nébuleuse traversée par des tensions multiples et équivoques, ce qui produit un fourmillement de sens. Pourtant les dialogues et la mise en scène sont simples, avec quelques scènes sublimes au niveau de l'esthétique et sur le plan du jeu d'acteur. James Gray ne cherche pas à faire du grand cinéma, il veut demeurer avant tout accessible. Il n'y a donc pas d'affectation ou d'intellectualisme dans ses films. Il reste classique : les scènes ne s'étirent pas, les enjeux sont toujours clairs et le spectateur n'a pas le sentiment que le film est saturé émotionnellement. Il se permet malgré tout certains instants grandioses et réussit, encore une fois, un grand film.

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