Tunisie : le système éducatif interpellé

27 Avril 2015



Comme à son habitude, le baccalauréat de sport tunisien a été célébré par de nombreuses manifestations étudiantes dans tout le pays le 20 avril dernier. À la surprise générale, Hitler et Daech ont été mis à l'honneur pour l’édition 2015, dans trois lycées des régions de Jendouba et de Kairouan. Ces images, qui ont déjà fait le tour du monde via les réseaux sociaux, inquiètent et remettent en avant les complexités d’un pays qui vit un printemps démocratique depuis 2011. Analyse.


Dans trois lycées tunisiens des régions de Jendouba et de Kairouan, les Dakhlas se sont transformés en actes faisant l'apologie du terrorisme, du nazisme et du racisme. À Jendouba, une banderole immense représentant Hitler a été déployée dans un lycée, alors qu’un autre établissement affichait des drapeaux du djihad arborant les messages « Nous n’acceptons que le pouvoir de Dieu » ou encore « Jérusalem, nous arrivons. » Dans le même état d’esprit, un portrait d’un exécuteur de Daech, réalisé comme un manga, mettait en scène les exactions commises par l’organisation. Il a été placardé sur les murs du lycée de jeunes filles de Kairouan. 

Le gouvernement a condamné ces actes et a décidé de répondre par « des mesures sévères » à des agissements qui portent atteinte à l’image du pays dans sa lutte contre le terrorisme et le racisme. Il a souligné que lorsque les forces militaires et policières du pays sont mobilisées pour combattre le terrorisme, il est intolérable d’avoir, au sein même du pays, trois manifestations qui en font l'apologie.

Cherni Arbi estime qu’il est « impératif d’agir pour mieux encadrer les élèves » et d'éviter ainsi ce genre de dérives. Il se réfère à des mesures déjà prises par le gouvernement avec l’appui des forces nationales contre le terrorisme. Vendredi 24 avril, plusieurs élèves du  lycée privé Ibn Rochd à Jendouba et du lycée Ibn Rachik de Kairouan ont reçu une convocation de la Brigade nationale de lutte contre le terrorisme dans le but de comprendre les réelles motivations de ces protagonistes. À l’heure actuelle, cinq élèves de Kairouan auraient été libérés par le tribunal de première instance de Tunis, qui considère qu’ils n’avaient aucun lien avec l’organisation de l'État islamique. 

Des incidents isolés ?

Si ces actes doivent être condamnés, le gouvernement insiste toutefois sur leur caractère isolé. Comme le souligne Cherni Arbi, ces trois évènements sont des exceptions « qui ne reflètent pas la réalité ». Il insiste sur la majorité des Dakhlas qui ont véhiculé de nombreux messages positifs : des hommages et célébrations aux martyrs de l’armée ainsi qu'aux corps enseignants, aux soldats tunisiens engagés pour combattre le terrorisme ainsi qu’à la démocratie tunisienne, ont eu lieu dans toutes les régions comme dans les villes de Tataouine, Gafsa ou encore Monastir. 

D’après M. Arbi, il faut donc garder à l’esprit le message global véhiculé par ces manifestations : «  [Dans sa grande majorité], la jeunesse tunisienne a souhaité fustiger tout discours de ségrégation, de séparation ou de haine dans la société, pour dire que nous sommes tous tunisiens, tous frères, musulmans ou non, pratiquants ou non, femmes voilées ou non voilées… ».

En ce sens, certains Tunisiens s’offusquent de la médiatisation d’incidents, qu’ils considèrent isolés, non représentatifs de la jeunesse tunisienne, et véhiculant une image négative, falsifiée du pays. Erij Temini, étudiante universitaire, insiste sur la nature de ces célébrations qui ne manquent jamais « de provocation ». Elle considère que l’ampleur donnée à ces évènements est démesurée. De plus, même si ces « cris de guerre » sont de très mauvais goût et méritent d'être sanctionnés, beaucoup estiment qu’il est exagéré de parler de glorification d’idéologies radicales et violentes. M. Arbi souligne, en ce sens, le souhait des étudiants concernés de refléter simplement certaines réalités de l’histoire et du monde contemporain. Poursuivant ce raisonnement, le gouvernement a précisé que la pédagogie était le meilleur outil pour lutter contre ces pratiques et pour éviter tout dépassement de ce genre à l’avenir.

Le système éducatif en cause

En reprochant aux médias de se focaliser essentiellement sur les célébrations d’Hitler et de Daech, et en adoptant un discours relativiste à propos de ces évènements, le ministre de l’Éducation tunisien Néji Jalloul s’est quand même attiré les foudres d’une autre part de la population et d’observateurs étrangers. Comme l'explique Mohamed Kacimi, écrivain et dramaturge algérien, les « explications [du gouvernement et d’une partie de la population tunisienne] ne justifient nullement ces dérives » . Il s’offusque du fait que ces évènements puissent passer « comme une lettre à la poste » et être considérés comme des jeux d’adolescents. Si c’est le cas, il s’inquiète de la santé d’une société qui, selon lui, aurait « renoncé à l’avenir, à son humanité » en minimisant des actes référant à une telle radicalité.

« On est si démunis que ça à Jandouba pour que les gamins n’aient rien d’autre dans leur coffre à jouets qu’Hitler et Daech ? » Avec ces quelques mots, Mohamed Kacimi pointe du doigt, entre autres, les difficultés d’un système éducatif qui peine à se réformer. M. Arbi l’admet, le système éducatif tunisien connaît des difficultés depuis deux décennies même s’il reste « le meilleur système du monde arabe et africain ». Il souligne néanmoins une volonté nationale, portée par le parti Nidaa Tounes, d’atteindre un niveau supérieur sur la scène mondiale avec, pour objectif majeur, la construction d’un système éducatif à la scandinave dans les dix ans à venir. 

Le 23 avril 2015, un dialogue national sur la réforme de l’enseignement, a débuté. Il constitue un des principaux objectifs du gouvernement. Les défis ne sont pas des moindres : amélioration des infrastructures scolaires, diminution du taux d’abandon scolaire, modification des programmes et renforcement des bases pour tous les étudiants, renforcement des performances des diplômés ou encore lutte contre l’isolement et la violence scolaire. Des objectifs qui montrent que le système éducatif, souvent présenté comme une fierté nationale, est en crise. Les évènements de l’édition du baccalauréat de sport n’ont fait que le démontrer. Ils ne manqueront pas d’alimenter les débats.

Les étudiants et le personnel éducatif déplorent eux-mêmes le manque important d’apprentissage historique et culturel à l’école. Si cette institution ne fournit pas ou trop peu ce savoir, les étudiants tendent à s’informer, ou à se désinformer, par leurs propres moyens sur les réseaux sociaux. Réseaux qui sont d’ailleurs, pour Mohamed Kacimi, source d’un « individualisme forcené » menant ses utilisateurs à considérer tout type d’évènement de la même façon. Ceci empêcherait leur véritable compréhension et pourrait, dans certains cas, minimiser la gravité de certaines actions. 

Même si ces actions restent très minoritaires lors des célébrations lycéennes, elles placent malgré tout le gouvernement face à sa responsabilité pour construire un système éducatif qui puisse permettre à la jeunesse d’accéder à des connaissances, et donc de se forger un esprit critique. 

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Mathilde L'Hôte
Etudiante en Master Paix, Conflit et Développement (Espagne), passionnée de relations... En savoir plus sur cet auteur