Égypte : le niqab, un nouvel instrument politique ?

Lisa Goursaud
25 Mars 2016



Le parlement égyptien a annoncé début mars préparer une loi interdisant le port du niqab dans les lieux publics et les institutions gouvernementales. Recouvrant les yeux et masquant entièrement le corps des femmes, ce voile intégral est couramment porté dans la société égyptienne. L'interdire serait un premier pas vers la « révolution de l'islam » souhaitée par le président Al-Sissi.


Crédit : Reorient Magazine
Crédit : Reorient Magazine

Ce projet de loi soulève de nombreuses problématiques. La République d'Égypte se veut démocratique et possède une religion d'État : l'islam. La principale source de législation est la charia, un système législatif dérivé des préceptes religieux islamiques, comme établi dans l'article numéro 2 de la Constitution. Religion et politique sont donc interdépendantes dans la société égyptienne. Élu président non sans contestation, l'ex-chef de l'armée Abdel Fattah Al-Sissi évoquait il y a quelques mois une volonté de « révolutionner l'islam », sous-tendant un changement de la société tout en conservant des principes islamiques traditionnels. Ce projet est en totale contradiction avec la politique prônée par les Frères musulmans lors de leur prise de pouvoir en 2011.


En 1920, un premier dilemme identitaire avait déjà été soulevé par le théologien et juriste Ali Abderraziq, qui prônait une séparation radicale entre le temporel et le spirituel, que l'on peut respectivement assimiler au politique et au religieux. Aujourd'hui, un défi colossal attend le président Al-Sissi dans un système politique lié à l'islam, qu'on ne peut simplement définir par le mot « religion », mais plutôt par une organisation totale de la société : une religion politique. Ce concept sous-tend que les préceptes religieux dominent le politique dans ses diverses formes que sont la gouvernance, l'idéologie ou encore la vie privée. À long terme, la religion politique ne se pense plus comme un régime, mais comme une voie vers le Salut.

Le niqab, entre féminisme et religion

Visant à interdire le port du niqab dans les universités et les hôpitaux publics, la proposition de loi intervient quelques semaines après le renvoi d'une employée de l'Université du Caire portant le voile intégral. Il y a de cela un mois, l'institution cairote adoptait une mesure interdisant le port du voile couvrant le visage aux enseignantes et étudiantes, ainsi qu'aux membres du corps médical. Raisons invoquées : la sécurité et une meilleure communication entre les personnes.

D'un point de vue religieux, le niqab est la tenue vestimentaire prônée par un islam hors-tradition interprétant radicalement la sourate 24 du Coran selon laquelle les femmes se doivent de « ne pas montrer leurs atours », de « garder leur chasteté » et de « baisser leurs regards ». Loin est la vision de soumission d'une femme portant un niqab en Égypte : pour certaines, il s'agirait même d'un symbole féministe. Le témoignage de Dayna Ahmed à Radio-Canada va dans ce sens : face à l’hyper-sexualisation des femmes et de leur corps dans la société moderne, il faudrait se cacher pour être considérée seulement en fonction de ses idées, et non de son apparence physique. Une manière de choisir sa féminité face au reste du monde, comme pour contrer cette sexualisation médiatique du corps féminin.

Crédit : Jasmineiro (via Tumblr)
Crédit : Jasmineiro (via Tumblr)

Les initiateurs de ce projet de loi voient dans le niqab un symbole de la montée du conservatisme religieux en Égypte. Ainsi, la régulation de son port serait une façon de diffuser un islam modéré. Les opposants perçoivent cette potentielle mesure comme une réduction des libertés individuelles. Ils vont même jusqu'à affirmer qu'interdire le port du voile intégral ferait partie d'un plan plus vaste de répression initié par le président contre les partisans des Frères Musulmans, accusés de promouvoir un islam radical et de tisser des liens avec les terroristes islamistes. L'association, créée par Hassan el-Banna en 1906, se base majoritairement sur l'idéologie prônée par l'essayiste égyptien Sayyid Qutb. Dans son œuvre Jalons sur la route de l'islam, ce dernier affirme que « l’islam présente à l’humanité un modèle de système parfait dont elle ne trouvera rien de semblable dans aucun système. Il nous faut revenir au Coran et l’assimiler, afin de l’appliquer, de le mettre en pratique. L’islam a présenté à l’humanité la solution parfaite à toutes ses difficultés ». La politique égyptienne, conditionnée par la religion musulmane, porte les stigmates de cette alliance si délicate entre l'islam et la démocratie.


Les femmes au cœur de la religion politique

Selon Ali Abderraziq, un État où la religion majoritaire est l'islam se devrait de séparer le politique du religieux, sous peine de perdre l'essence du message théologique, mais aussi de compromettre un système politique au nom de préceptes pouvant freiner une avancée vers la modernisation. C'est cette problématique qu'il tentait de résoudre dans son ouvrage L'islam et les fondements du pouvoir, paru en 1925 au Caire, peu après l'effondrement du califat en Turquie. À l'époque, tous les musulmans s'interrogeaient sur les répercussions de cet événement pour leur communauté, certains craignant même qu'il ne mît en péril l'islam lui-même. Selon Abderraziq « l'islam est un message de Dieu et non un système de gouvernement, une religion et non un État ».

Cette recherche de la modernité passe par l'évolution de la condition des femmes au Moyen-Orient. En Tunisie, la Révolution du Jasmin de 2011 avait permis aux femmes de prendre part aux manifestations. Elles avaient accédé aux libertés fondamentales que sont la liberté d'expression, la liberté de la presse ainsi que la liberté d'association. L'année dernière, des artistes yéménites créaient une exposition photographique collective intitulée « Je suis une femme » dont le but était de dénoncer la situation dans ce pays faisant partie des moins respectueux des droits des femmes au monde. Récemment, la blogueuse égyptienne Soraya Morayef réaffirmait les propos qu'elle avait écrits deux ans auparavant : « Je me réveille chaque matin dans l'attente de me faire agresser sexuellement au Caire. Car un jour sans être sifflée comme du bétail ou tripotée comme un melon sur un étal de fruits et légumes n'existe pas dans cette ville. Même le voile ne peut me protéger de mes frères musulmans ».


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