Allemagne : dix ans après la légalisation de la prostitution

2 Janvier 2014


Il y a dix ans l'Allemagne faisait le choix de légaliser la prostitution. Une loi qui prévoyait d'améliorer le statut et les conditions de travail des prostituées, mais qui est aujourd'hui fortement remise en cause pour ses dérives humaines et sanitaires.


Crédits photo -- EPA
La publication du pamphlet Prostitution, ein deutscher Skandal par Alice Schwarzer, féministe allemande proche de Simone de Beauvoir n'est pas passée inaperçue. Décrivant son pays comme « un paradis pour proxénètes », la journaliste poursuit son combat et lance un appel « à la chancelière et au Bundestag pour abolir la prostitution en Allemagne », légalisée en 2002. Cette loi avait pour but d'améliorer le statut et les droits des travailleurs du sexe en leur permettant de demander l'assurance chômage et la couverture maladie. Faire du plus vieux métier du monde un business noble, reconnu et toléré dans l'espace public, telle était l'ambition de ce projet mené par la coalition SPD-Die Grünen alors au pouvoir. Le ministère de la Famille mettait en avant le fait que la légalisation de la prostitution mènerait à de meilleures conditions de travail ainsi qu'à une meilleure intégration sociale. Jusqu'en 2001, la prostitution elle-même n'était pas condamnée en Allemagne, mais elle était tenue pour immorale. Les maisons closes étaient tolérées par les autorités, les désignant comme « location de chambre commerciale ».

Désormais débarrassées de tout préjudice moral et de toute hypocrisie, loin du racolage et des services qu'elles proposaient avant sur un trottoir, les prostituées allemandes peuvent désormais lancer leur propre commerce en free lance et devenir de véritables auto-entrepreneuses du sexe. Mais au-delà de l'humanisme porté par une telle réforme, il serait malheureux d'oublier l'aspect « Realpolitik » pourtant cher à l'Allemagne. Selon une étude menée par l'association Erotik Gewerbe Deutschland, on recense aujourd'hui entre 3000 et 5000 bordels déclarés en Allemagne dont 500 à Berlin et 270 à Saarland, petite ville du sud-ouest dont la proximité avec la frontière française est source de nouveaux clients.

Les prostituées génèrent un chiffre d'affaire qui avoisine les 15 milliards d'euros par an selon Verdi, le syndicat allemand des travailleurs du sexe, un profit dont l'Etat bénéficie puisque les prostituées et les établissements de charme paient des impôts. Selon le propriétaire d'une maison close de Sarrebrück, c'est « un million d'hommes qui va au bordel chaque jour en Allemagne, chacun versant 50 euros en moyenne, soit un total de 50 millions d'euros par jour ». Plusieurs agences se sont lancées dans un business fructueux en accord avec ces maisons closes : récupérés dès leur arrivée à l'aéroport, les clients sont conduits dans des bordels dont les pages web vantent la légalité et leur souci de l'hygiène. Mais sous couvert d'une publicité honorable, la frontière entre commerce du sexe et esclavagisme à l'intérieur est parfois mince.

L'Allemagne, « bordel discount » de l'Europe ?

Si la légalisation de la prostitution devait amener à une meilleure transparence du secteur, c'est un échec complet. On estime aujourd’hui à 400 000 le nombre de prostitué(e)s en Allemagne, mais seulement 44 sont enregistré(e)s officiellement auprès des organismes sociaux compétents.

L’offre a considérablement augmenté et le phénomène de « bordel discount » où les filles exercent des services à prix réduits ne cessent de s’épancher. De plus en plus de femmes venant de Roumanie ou de Bulgarie résident dans ces établissements, parfois séquestrées, souvent surveillées, elles sont nombreuses à s’être vues confisquer leurs passeports dès leur arrivée. L’enquête du Spiegel Online a révélé des conditions de travail dans plusieurs établissements de charme berlinois proches de celles de la traite humaine.

Des forfaits « tout compris » allient alcool et filles à volonté et certaines offres vont même jusqu’à proposer « du sexe avec toutes les femmes pendant autant de temps que vous voulez, autant de fois que vous voulez, de la manière que vous voulez (…) sexe anal, oral, sans préservatif, triolisme, partouze, gang bangs … le tout pour 70 euros la journée ». C’est une véritable industrie du sexe qui s’est mise en place et les conséquences sanitaires et hygiéniques pourraient devenir un problème de santé publique. Plusieurs femmes révèlent avoir des rapports sexuels sans préservatifs afin de toucher des suppléments. La plupart d’entre elles touchent un salaire de 500 euros/mois mais doivent en reverser la moitié au propriétaire de l’établissement dans lequel elles travaillent. On est bien loin de la liberté individuelle que devait retrouver la prostituée à l’issue de la légalisation de la prostitution !

Face à la surveillance des macs et aux violences que les prostituées reçoivent, la police allemande est démunie : « Encourager la prostitution n’est plus illégal, il est donc beaucoup plus difficile pour nous de poursuivre des proxénètes, explique Heike Rudat, de la police criminelle de Berlin. Pour lancer une enquête pour exploitation, il nous faut le témoignage de la victime. Et elles ne le font jamais. ». La police allemande requiert désormais un droit d’entrée illimité pour entrer et contrôler les maisons closes ainsi qu’un renforcement plus strict des conditions pour ouvrir un établissement de charme.

Vers un retour à la condamnation de la prostitution ?

Si de nombreux collectifs féministes, dont le magazine Emma dirigé par Alice Schwarzer, réclament depuis 2002 l’interdiction de la prostitution en Allemagne, les mobilisations se sont accrues durant les élections législatives afin d’alerter les partis politiques. La CDU et le SPD ont abordé le sujet et ont annoncé vouloir renforcer l’encadrement de la prostitution en protégeant les femmes de la prostitution forcée et en pénalisant les clients de prostituées si celles-ci agissent sous la pression et contre leur gré et que le client le cautionne.

Là encore, tout est une question d’interprétation ! Les députés souhaitent trouver une solution alternative entre l’interdiction totale de la prostitution prévue en France et la légalisation telle qu’elle avait été mise en place en 2002. Un projet de loi devrait être présenté début 2014 et devrait insister sur l’obligation des prostituées de se déclarer auprès des services sociaux et sur la mise en place d’un suivi médical régulier.

Pourtant, cette campagne médiatique pour l’interdiction de la prostitution ne fait pas l’unanimité en Allemagne et plusieurs organismes de travailleurs du sexe ont témoigné leur volonté de ne pas revenir sur la légalisation de la prostitution. Undine de Rivière, porte-parole de l’Union professionnelle des fournisseurs de services sexuels et érotiques, explique dans le quotidien Süddeutsche Zeitung : « Les féministes ne croient pas que nous puissions parler pour nous-mêmes. Le désir de contrôle de la sexualité et de la prostitution a toujours été grand, il est difficile de l'extirper de la tête des gens ». Au-delà du cercle des travailleurs du sexe qui défend bec et ongle la loi de 2002, les associations exigeant l’interdiction de la prostitution devront également batailler contre une nouvelle image qui fait de la prostitution une nouvelle forme d’émancipation et d’accès à l’emploi comme les autres. Le chemin est encore long pour Alice Schwarzer.



Étudiante en L3 à SciencesPo Paris- La Sorbonne , je suis cette année en ERASMUS à Berlin à la… En savoir plus sur cet auteur