Berlin, arts urbains et frigos

Entretien avec Thierry Noir, premier graffeur du Mur de Berlin. Retrouvez cet article dès le 5 octobre sur le nouveau site du Journal International !

Chloé Marchal
13 Septembre 2016




À l’occasion d’un partenariat avec Grunding, pour la foire de l’électronique à Berlin, un acteur pionnier du street-art partage sa propre expérience et vécu artistique de l’alternatif berlinois. Entretien avec Thierry Noir, premier peintre au monde à peindre le mur de Berlin, pour Le Journal International.


Thierry Noir - Crédit Chloé Marchal
Délimité par le «  Mur de la Terreur »  jusqu’à 1989, Berlin-Ouest incarne un véritable îlot politique, économique et culturel dans l’ex-République fédérale allemande (RFA). La sphère alternative est centrale dans la composition urbaine : c’est l’exutoire privilégié d’une population en grande majorité composée d’artistes.

De nombreux bâtiments portent les marques des destructions de la guerre tandis que d’autres sont reconvertis en lieux de l’alternatif tels que les bars Das Risiko et le SO36, en foyers sociaux et artistiques tels que la Tachelès, un squat d’artistes victimes de la gentrification du quartier Mitte fermé en 2012, ou la Rauch Haus. « Dans les années 1970 et 1980 tout était possible » annonce Mark Reeder, producteur musical et acteur principal du documentaire B-Movie Lust and Sound (2015).

La jeunesse berlinoise forme une communauté sans limites ou l’art est non seulement une voie d’expression contestataire, mais surtout exutoire privilégié de liberté. La culture alternative se diffuse sous des formes multiples : les scènes techno et punk, les productions audiovisuelles indépendantes et graphiques et le street-art en sont des exemples attestant de la diversité des secteurs d’activité des plasticiens.

Thierry Noir et le mur de Berlin

Arrivé le 6 janvier 1982 à Berlin pour « changer de vie » sans foyer, ni argent, sa première impression de la ville est mauvaise : froide, sale, effrayante. Guidé par les paroles de Lou Reed dans le morceau éponyme Berlin, il choisit de s’installer près du Mur et investit un ancien hôpital partiellement détruit par la guerre, désormais foyer pour jeunes George Von Rauch Haus. Thierry Noir y restera pendant vingt ans jusqu’à faire partie intégrante de l’organisation puis la laisser au rachat de la mairie en 2002. 

Berlin, et sa scène alternative multiculturelle - Crédit Chloé Marchal
En 1984 son ami Christian Bouchet est expulsé de son appartement Chamissoplatz : il a suivi la formation des Beaux-Arts en France et décide d’accompagner Thierry Noir dans son investigation du mur. La démarche des deux amis est vivement critiquée par les Allemands résidant à Berlin : cet acte s’apparierait à un détournement du « Mur de la Honte » : peindre le mur serait tourner en dérision sa symbolique tyrannique ainsi que les milliers de morts liés. « En tant qu’étranger j’ai brisé un tabou, ils étaient furieux : nous étions obligés de nous arrêter pour expliquer que nous n’étions payé par personne, et que même si on peignait le mur, il ne serait de toute façon jamais beau ».

La peinte du Mur de Berlin

Les premiers motifs dessinés par Thierry Noir reproduits sur le mur sont des chiens. Le jeune homme n’avait aucune formation artistique et c’était pour lui une référence, la Caisse régionale d'Assurance maladie de Lyon l'ayant licencié pour avoir détourné le matériel d’une salle de réunion et dessiné ces canins. Après ces esquisses, le style de Noir s’affirme, c’est le début des «  Grosses Têtes » dont la notoriété est aujourd’hui internationale.

Thierry Noir à l’occasion de la peinte de frigos en partenariat avec Grunding Les frigos peints sont ensuite mis en enchère, les fonds récoltés sont distribués à la fondation « Food for Soul » - Crédit Chloé Marchal
« Les soldats français, britanniques et américains s’en fichaient. Ceux de l’Est tant qu’on ne s’approchait pas trop, nous laissaient tranquilles. On entendait juste leurs grosses bottes claquer le sol dans l’obscurité, mais chacun restait globalement chez soi. » L’artiste était cependant prêt à toute éventualité d’être interpellé par les gardes-frontières : les peintures étaient donc faites de nuit, se déplaçant avec peu de matériel. « Petit à petit on a amélioré les conditions, avec des échelles, des rouleaux… À force de peindre tous les jours, on savait comment s’organiser : ne pas prendre trop de matériel, il n’y avait que cinq mètres, on pouvait partir en courant ». En ce sens, il prend l’habitude de faire un motif rapide à esquisser : de grands visages souriants et multicolores couvrant le mur de bas en haut. 

Un Mur unique et une scène alternative polymorphe

À Berlin-Ouest, Thierry Noir fait partie d’un groupe de punk, Sprung aus dem Wolken , de poésie, de peinture, il explique : « Je faisais tout et n’importe quoi. Tout était permis, c’était une espèce de communauté d’artiste qui était très forte puisque pour la majorité ils sont toujours artistes. Cette communauté à la chute du mur, s’est retrouvée avec celle de l’Est à la chute du mur. Maintenant Berlin attire beaucoup grâce à cela. On pouvait passer des nuits à boire et manger sans dépenser un centime. J’ai intégré cette communauté en deux semaines : tout le monde connaissait tout le monde ». Il n’y avait pas de service militaire : pas de soldats, pas d’avions en dehors des avions alliés. Cela rajoutait encore plus un aspect alternatif à la ville. Dès lors, les arts se mélangent avec des collaborations telles que celle de Noir avec Wim Wenders, donnant Les ailes du désir en 1987 : un pan du mur a été reconstitué et rénové, peint par Noir et mis en scène comme motif central du film. 
Image d’archive : Thierry Noir, peignant le Mur de Berlin en 1984 - Photo issue du Livre B-Movie Lust & Sound, de Mark Reeder, Berlin 2015

La chute du Mur et la permanence des fresques sur le Mur

« Après la chute, le mur est resté debout un moment, ce qui m’a permis de peindre le dos du mur. Il a été vendu par l’Allemagne de l’Est, des services secrets ont vendu des morceaux en 1990 à Monaco sous prétexte de rénover l’hôpital de la Charité. Ils vendaient du coup des bouts de nos œuvres. On a entamé un procès qui a duré 7 ans avec l’artiste KiddyCitny, on a récupéré 10 % de la somme ». Cet espace de production artistique non-officiel est désormais nommé l’East Side Gallery. Le mouvement d’investisseurs « Urban Spree »  a renoncé à son projet de rachat intégral de la zone pour y installer des zones des infrastructures profitables à la manière de la Potsdamer Platz, anciennement terrain vague reconverti en cœur économique à la chute du Mur. 
Fragments de murs laissés en expositions dans une des rues parallèles de la Potsdamer Platz - Crédit Chloé Marchal

Alors qu’elles étaient dans les années 1980 taboues, les peintures du mur sont par morceaux régulièrement effacées pour être mettre à jour l’une des expositions à ciel ouvert les plus vastes aux mondes. L’East Side Gallery figure le plus long pan de Mur existant désormais à Berlin. Ancien espace de terreur, le mur s’est reconverti en espace interface, combinant monument historique et galerie d’art contemporain, attractif à l’international.

Il est devenu difficile d’imaginer que l’ancien caractère unique des grosses têtes souriantes vous dévisageant d’un air moqueur. Elles sont désormais encadrées par des centaines d’autres œuvres. 

Collègue de Thierry Noir plaisantant avec un masque et posant devant les frigos en train d’être peints dans le cadre du projet Grunding. Il tient dans ses mains une affichette fabriquée pour le Journal International - Crédit Chloé Marchal