Brian de Palma : portrait d'un cinéaste du Nouvel Hollywood

Colomba Poinsignon
17 Février 2013


Brian de Palma retrouve ses motifs préférés et son style maniériste pour nous livrer un film très féminin, digne de ses anciens films par de nombreux aspects.


Image de "Passion", dernier film de De Palma
Ce cinéaste américain a une filmographie extrêmement variée, qui ne peut être caractérisée par un style unique. On peut dire que Brian de Palma possède plusieurs périodes ; celle qui s'étale sur une bonne partie des années 1970 (jusqu'à Dressed to kill/Pulsion en 1980) est sa meilleure, car la plus inventive.

Pour retracer cette période de son cinéma, on peut commencer par Carrie, sorti en 1976 et adapté de la nouvelle de Stephen King. Film d'horreur baroque, il raconte l'histoire d'une jeune fille aux pouvoirs de télékinésie, tellement humiliée par ses camarades de lycée qu'elle est prise d'une folie meurtrière pendant son bal de promotion. La scène de l'humiliation puis du déchaînement de Carrie est emblématique du style maniériste de Brian De Palma. La scène commence par un plan long au point de vue étrange et se poursuit par un ralenti extrêmement travaillé qui accentue le suspense et nous permet de tout voir à la fois : la machination des étudiants qui se met en place et Carrie, couronnée sur l'estrade, juste avant qu'un seau empli de sang ne lui tombe dessus. Le réalisateur utilise ensuite le splitscreen pour démultiplier la force des rires de moquerie et nous plonger dans l'esprit de Carrie. On est véritablement pris dans sa force mentale, lorsqu'elle commence sa série de meurtres par objets interposés, le montage haché entrant en conflit avec le ralenti. Cette séquence est incroyablement technique, tant sont nombreux les procédés utilisés. De Palma les manie avec une virtuosité certaine, l'artifice est revendiqué parce qu'il décuple le plaisir du spectateur.

Et c'est bien là une des préoccupations majeures du cinéaste, dans la lignée du cinéma classique hollywoodien de divertissement, comme celui d'Hitchcock. De Palma assume une admiration sans borne pour le cinéaste du suspense, que de nombreux critiques ont abondamment commenté. Cet hommage presque permanent dans toute une partie de son cinéma est visible dès Phantom of the Paradise (1974) où la scène de la douche dans le Psycho d'Hitchcock (meurtre de Marion Crane sous la douche) est parodié : le couteau est remplacé par une ventouse utilisé ordinairement pour déboucher les toilettes. Ce film montre par ailleurs, tout le côté loufoque et morbide du réalisateur. Mais l'hommage à Hitchcock et en particulier à cette scène culte est encore meilleur dans Dressed to kill (Pulsions en français, 1980).

Dressed to kill, hommage hitchcockien

Ce film peut être considéré comme l'apogée de sa volonté de piéger le spectateur pour mieux l'amuser, là où son style se précise pour atteindre une véritable dimension personnelle. Dressed to kill est une sorte de thriller psychologique qui allie la référence amusée à Hitchcock et la patte de l'auteur. Le film s'ouvre sur le personnage de Kate Miller, dans sa douche, observant son mari à travers la buée de la vitre. Son regard est langoureux et ses gestes pour se laver deviennent de plus en plus sensuels. Puis un homme émerge de la vapeur et la viole sous les yeux indifférents de son mari. Un long cri s'étire et l'image disparaît, remplacée par Kate et son mari au milieu de leurs ébats sexuels, peu satisfaisants pour la première. La scène d'ouverture était un fantasme, un rêve, elle ne s'est pas "réellement" passée. Le spectateur a été trompé dans ses attentes, rien ne se passe comme prévu dès les premières minutes du film. L'état psychologique de Kate est cependant donné (elle est insatisfaite sexuellement et imagine des relations plus torrides) et la complicité avec le spectateur est lancée grâce à la référence amusée à la scène de Psycho.

La musique de cette séquence d'ouverture est omniprésente et envoûtante, pourtant teintée d'inquiétude, et la scène s'étire, nous faisant douter de l'authenticité de cet envoûtement. Ou du moins, on attend la chute, on la désire. La menace se concrétise lorsque l'homme surgit, puis tout est désamorcé par la scène suivante et les sons triviaux de la radio et du couple. Le contraste entre les deux scènes crée la surprise et un petit rire de connivence ; il nous a eu. Et en même temps, à notre insu, De Palma prépare la fin violente de Kate dont on ne vous dira rien pour ne pas gâcher le suspense, ressort essentiel du film. Le réalisateur fabrique un ressort comique original, complètement décalé (presque loufoque) tout en étant effrayant grâce à ce clin d’œil trompeur. C'est depuis un trait caractéristique de son cinéma.

La stylisation de la scène de Carrie décrite plus tôt est comme magnifiée dans la scène du musée de Dressed to kill (une référence cette fois-ci au Vertigo d'Hitchcock). Kate est au Musée d'art moderne, assise sur un banc, elle observe les gens autour d'elle et deux tableaux (de grandes dimensions) en particulier, une jeune femme déterminée et un gorille très "masculin" ou bestial. Un inconnu vient soudain s'asseoir juste à côté d'elle et Kate tente de le séduire. Il est indifférent ou semble l'être, Kate insiste puis s'enfuit. S'ensuit une poursuite très calme à travers les couloirs du musée, alternant vue subjective et longs travellings avant et arrière. La variation des plans est faite avec un rythme parfait, presque musical. Le musée et le monde deviennent un labyrinthe inquiétant et euphorisant. Dans son livre consacré à De Palma, Dominique Legrand souligne ainsi l'extrême précision du découpage et parle d'une variation sur l'inconnu et le désir qu'il inspire à Kate. Le réalisateur parvient à incarner ce désir grâce à cette déambulation stylisée.

Passion, à l'aune de ses précédents succès

Pour aborder Passion, le dernier film de Brian de Palma, et le voir à l'aune de son cinéma antérieur, il faut encore évoquer Blow out sorti en 1981. Le réalisateur le considérait comme un film politique, à la Watergate, l’histoire d’amour et le côté décalé sont donc moins développés. Le film n’a pas été très bien reçu, peut-être parce que le plaisir d’être embarqué dans une histoire (et d’être trompé) est beaucoup moins présent. Les spectateurs ne s’attendaient pas à un changement si brusque dans son cinéma. La précision de son style a disparu et le film n’est pas aussi plaisant à voir que les précédents. Brian De Palma perd de vue dans ce film le plaisir du spectateur. Il a toujours reconnu faire un cinéma populaire, fait d’abord pour plaire, sans que cela l’empêche de construire son propre style. Il n’a pas su adapter ce dernier à la politique, en tout cas dans Blow Out.

Pour avoir un portrait exhaustif de ce cinéaste, il faudrait encore parler de son Scarface et des films de cette veine. Son nouveau film est cependant, en partie, un retour aux sources, aux fondamentaux de son cinéma que sont les femmes et leur sexualité, le voyeurisme et les méandres psychologiques. Deux femmes se livrent à une lutte de pouvoir à la tête d’une entreprise berlinoise et versent dans la torture psychologique. Il est difficile de donner un aperçu de ce film sans le gâcher irrémédiablement. Cela ne veut pas dire que tout repose sur l’histoire et l’intrigue : il sera très plaisant pour certains de le revoir. C’est même un bon signe : Brian De Palma retrouve cette manipulation du spectateur, hérité du maître du suspense, qui procure un véritable plaisir. Nous sommes en position de voyeur, parfois même à l’extrême grâce au splitscreen qui nous montre deux endroits à la fois. Mais ce que nous voyons n’est jamais vrai ou réel de façon certaine. Comme dans certains de ses meilleurs films, le réalisateur nous emmène dans un monde à plusieurs strates, où rien n’est jamais sûr.

La première partie du film peut paraître décevante, tant elle paraît classique dans son traitement et son intrigue. Mais c’est là que De Palma séduit son spectateur contemporain, pas forcément habitué à son cinéma et à l’identité Nouvel Hollywood. Il n’a pas la réputation d’un Coppola ou d’un Scorcese (tous deux représentants du Nouvel Hollywood mais qui ont su se renouveler pour séduire encore aujourd’hui un public important), il doit donc faire des efforts pour conquérir son public. L’intrigue de pouvoir au sein d’une multinationale permet de placer son film dans un contexte contemporain et de traiter d’un sujet on pourrait dire « d’actualité ». Les relations de pouvoir sont beaucoup mieux traitées que dans Blow Out parce qu’elles sont associées étroitement avec une exploration psychologique fouillée. On pourrait par contre être déçu par l’absence du style marqué de De Palma : pas de maniérisme, de points de vue étranges ou de splitscreen. Tout s’arrange après le premier meurtre (il y en a toujours un, celui-là est rapide, presque furtif, et magnifique de précision). Les couleurs prennent un ton sombre en opposition avec les lèvres rouges de Rachel McAdams, plus en accord avec le costume toujours noir de Noomi Rapace. Les cadres se dégradent, désormais décalés, étranges. Tout cela étant justifié au niveau narratif. L'exploration psychologique prend alors une dimension nouvelle, incroyablement incarnée par ces actrices aux mille visages, avec une préférence pour Rachel McAdams, le personnage est de toute façon plus savoureux.

Pendant le dernier quart d’heure, cela n’en finit pas, les rebondissements s’enchaînent, avec des éléments semblables qui créent une répétition déroutante, un peu comme à la fin de Phantom of the Paradise. Lorsque la dernière image surgit puis disparaît sous les rires grinçants et amusés du public, on sait que le film est réussi. Le spectateur est dérouté, réalise qu’il a été manipulé, il rit parce qu’il est beau joueur et parce que la situation qu’il a sous les yeux est absurde : une fin typique de Brian De Palma. On regrette cependant la relative simplicité du scénario par rapport à ses films des années 1970. Le fait qu'il soit aller chercher des financements européens montrent bien qu'il ne peut pas tout se permettre, même sur le Vieux Continent. Mais ce film a relancé l'attrait baroque de ce cinéaste et confirmé une certitude : on peut encore tout attendre de lui et espérer plus de virtuosité.