Candide en Corée du Nord (1/2)

Justine Jankowski, correpondante à Pékin
19 Mai 2014


Étudiante en échange à Pékin, je voulais depuis longtemps entrer en Corée du Nord. Une seule option : passer par l'agence de voyage Korytours. Les séjours à Pyongyang étant trop chers, j'ai choisi l'option « une journée à Sinuiju » à la frontière Nord-Coréenne : accompagnée par deux guides, j'ai visité la ville de 10 à 17h. Une nuit de train, et j'arrive à Dandong, côté chinois. De l'autre côté du Pont de l'Amitié, qui traverse la rivière Yalu, le rivage sans relief de Sinuiju me défie.


Crédit : KNS/KCNA/AFP
Les gouttes de pluie sur la vitre brouillent un peu l'image. A la douane chinoise, interdit d'utiliser son appareil photo, mais j'en prends quand même une à l'arrachée, à travers la vitre du bus. Déjà, les douaniers chinois nous ont dépouillé de nos téléphones portables, nos ordinateurs, et tout objet pouvant contenir un GPS. Ils ont inspecté le contenu de notre appareil photo. Sur mon passeport, une autorisation de sortie du territoire chinois, mais pas de visa. Je ne garderai aucune preuve officielle de mon passage en Corée du Nord. Je grimpe dans le bus, qui traverse le pont de l'Amitié, détruit plusieurs fois par les américains durant la guerre de Corée (1950-1953). Aujourd'hui, il est le symbole de la coopération sino-coréenne. 

La nuit, seule la partie chinoise est éclairée. L'autre, comme le rivage nord-coréen, est plongé dans l'ombre. Vue du pont, la vérité éclate. D'un côté, les buildings flambant neufs. De l'autre, un rivage boueux qui me rappelle les bords du Mékong, où des bœufs paissent en liberté. Il paraît que régulièrement, des nord coréens se jettent à l'eau. 
Le Pont de l'Amitié, de la Corée à la Chine. Crédit Justine Jankowski

Interdit de prendre des photos depuis la voiture

A la descente du bus, nous sommes accueillis par la jeune et jolie Pak Un Ha, notre guide pour la journée. Elle est accompagnée par son supérieur, Pak Hun Hak, dont le niveau d'anglais n'égale pas celui de sa collègue. Il laisse pousser ses cheveux, pour pouvoir les couper comme ceux de Kim Jung Un. Comme tous les autres Nord coréens. Mais c'est juste une mode, comme dans nos pays capitalistes. Pak Un Ha, ou Miss Ha, est mon aînée de deux ans. Son tailleur n'a d'égal que sa coiffure, impeccable. Parce qu'elle est arrivée première au test, elle est entrée dans la meilleure université du pays, l'Université de Pyongyang. Elle pensait s’enrôler dans l'armée, comme la plupart de ses camarades au même âge, mais a finalement décidé de retourner dans sa ville natale, Sinuiju. Aujourd'hui, elle a retrouvé sa chambre d'enfant. Elle n'a jamais traversé la rivière. Pas le temps. Même pas celui de se trouver un petit ami. Mais un jour, sans doute. 

Miss Ha nous explique que nous n'avons pas le droit de prendre de photo durant les trajets, mais seulement sur les lieux de visite. Nous parcourons la ville en voiture. Étrange mélange de bas immeubles et de champs en friche. Sinuiju compte deux cents milles habitants. Pas de rues mais des routes, larges, sans circulation. Seules quelques véhicules de l'armée, ou des voitures haute gamme aux vitres teintées sillonnent lentement la ville. Les coréens sont là, aux abords des routes, cheminant à pieds ou circulant à vélo, parce que « c'est meilleur pour la santé ». Sans ces bribes de vie, l'on croirait à une ville fantôme. Les immeubles aux couleurs joyeuses sont défraîchis. Pas d'animation, d'enseignes, de magasins. Comme une ancienne ville abandonnée. Seuls, tâches rouges sur fond gris, les slogans du Parti trônent environ tous les deux cents mètres. Après traduction, « Longue vie Kim Il Sung », « Merci Kim Il Sung », « Notre pays est le meilleur du monde ». 

Sinuiju, la ville. A droite, un slogan propagandiste. Crédit Justine Jankowski
C'est dimanche. Et pourtant, on aperçoit des gens, ça et là, accroupis au bord des routes, retournant des lopins de terre. La guide nous explique fièrement que le pays a récemment découvert une herbe révolutionnaire, qui nécessite un replantage seulement tous les cinq ans. Bien sûr, les nord-coréens bénéficient du dimanche comme jour de repos. Mais il faut planter rapidement l'herbe révolutionnaire. A travers la vitre, je les observe. Eux aussi. Ils ne me sourient pas, ne pleurent pas non plus. Leur visage est inexpressif. Ils portent de simples habits, sans marque et aux couleurs ternes. Seul brille un petit badge sur leur poitrine. Il représente les visages des anciens « leaders éternels », Kim Il Sung et Kim Jung Il. Tous le portent en évidence. Miss Ha nous explique que son port est obligatoire. 

Des nord-coréens plantent l'herbe "révolutionnaire". Crédit Justine Jankowski
Arrivés au premier lieu de visite, nous descendons de voiture pour faire face à trois énormes portraits de Kim Jung Il, Kim Il Sung, et son épouse Kim Jong-suk. Devant, une table supportant des bouquets de fleurs. Nous allons saluer les généraux, et leurs offrir des fleurs. 20 yuans (3 euros). Sans agressivité, je sens qu'on me force la main. Nous payons. Puis nous gravissons les quelques marches qui nous séparent des portraits. Miss Ha se dit « honorée de constater que nous faisons de tels efforts pour saluer les généraux. Cela prouve le respect que nous leur portons ». Après son topo historique, elle s'étonne que nous ne connaissions pas la date de naissance du Père de la Nation. Enfin, elle nous enjoint d'une voix douce mais ferme à nous incliner, comme elle, devant les deux leaders. Nous voilà l'échine courbée devant ces dictateurs. J'ai un sale goût dans la bouche. De loin, on nous observe. Que pensent-ils ? Que même les diables étrangers s'inclinent devant la puissance de leurs leaders ? Alors c'est vrai, qu'ils rayonnent a travers le monde ?

Kim Il Sung, Kim Jung Il et Kim Il Suk, portraits en mosaïque. Crédit Justine Jankowski