Colombie : 22 généraux accusés de massacres de civils

Josselin Noble
1 Juin 2015


Le 12 avril dernier, le procureur général colombien a annoncé avoir ouvert une enquête sur la responsabilité de 22 généraux de l'armée à une large campagne d'exécutions extra-judiciaires. Cette affaire, plus connue sous le nom de scandale des « faux positifs », concerne l'assassinat d'au moins 4 300 civils par les forces armées colombiennes. Un espoir de justice se dessine-t-il enfin pour les proches des victimes ?


Une mère montrant le portrait de son fils assassiné par l’armée. Crédit Emma Gascó
Après avoir reçu et auditionné de nombreux proches de victimes au cours des jours précédents, le procureur général est apparu devant la presse. Il s'agissait pour lui de défendre l'action du ministère public chargé de l'enquête à l'heure où certains critiquent l'attentisme de la justice colombienne. Son annonce n'a fait que confirmer l'ampleur du scandale au sein de l'appareil d’État : plus de 2 000 personnes sont concernées par l'enquête, dont 1 573 membres de l'armée. Si environ 800 condamnations ont déjà été prononcées, il s'agit à présent de juger la responsabilité des dirigeants militaires. L'affaire des « faux positifs » ne concernant pas uniquement quelques soldats isolés, il est désormais temps de connaître la vérité sur un large système.

L'explosion de la pratique pendant les mandats d'Uribe

Les exécutions extra-judiciaires sont une composante importante de l'histoire du conflit armé colombien. L'absence d'un appareil de justice efficace sur l'ensemble du territoire ou encore la collusion entre l'armée régulière et des groupes armés illégaux peuvent permettre d'expliquer l'importance du phénomène. Si énormément de civils ont été tués dans le but de terroriser la population ou d'obtenir des informations, il est important de distinguer le cas des « faux positifs ». Cette expression concerne les individus enlevés de force, séquestrés puis assassinés par l'armée nationale. Ces derniers étaient ensuite déguisés en guérilleros afin d'améliorer les statistiques des brigades au combat. Dans le langage militaire, un positif représente un ennemi abattu. Ces civils innocents ont donc reçu la dénomination mal choisie de « faux positif ». Dès 1994, une note de la CIA affirme que cette pratique est courante au sein de l'armée colombienne. C'est pourtant au cours des années 2000 que le plus grand nombre de cas sera recensé.

En 2002, Álvaro Uribe est élu Président de la Colombie en promettant d'éradiquer militairement la guérilla. Il met alors en place sa politique de « sécurité démocratique » qui se caractérise par une forte augmentation des effectifs et des moyens mis à disposition des forces armées. Le conflit armé colombien atteint alors son paroxysme : les affrontements se multiplient, l'armée utilise le soutien de groupes paramilitaires pour se déployer sur de nombreux territoires.

Cette politique ne tiendra pas ses engagements démocratiques et aucun mécanisme permettant à la justice de vérifier l'action des forces publiques ne sera créé. L'impunité devient la règle pour les militaires et les dérives se systématisent. Durant les deux mandats d'Álvaro Uribe, le nombre de cas recensés de « faux positifs » a augmenté de 154 %. Les raisons de cette augmentation ne peuvent pourtant pas s'expliquer uniquement par le manque de moyens du pouvoir judiciaire.

Conséquences prévisibles d'une politique de récompense

C'est réellement à partir de l'année 2006 que l'on constate une grave augmentation du nombre de victimes civiles abattues et présentées par l'armée comme des guérilleros. Cela est une conséquence directe de l'application du décret ministériel n°029, alors tenu secret. Le document, pris en 2005 par le ministre de la Défense Camilo Ospina, établit de manière très précise un système de récompenses attribuant de l'argent ou des permissions pour chaque guérillero tué. Le corps d'un guérillero valait alors 3 800 000 pesos colombiens, environ 1 400 euros, ou plusieurs jours de permission. Même le matériel saisi à l’ennemi donnait lieu à une rémunération.
Photo du décret 029 montrant les sommes promises en fonction du matériel saisi à l’ennemi. Crédit classe-internationale.com

Au-delà de ce système de récompenses, c’est aussi la manière de juger l'efficacité des forces armées qui a montré ses limites. En Colombie, chaque section était évaluée en fonction du nombre d’ennemis abattus. Tous les jours, la radio militaire diffusait un classement des brigades selon le nombre de « positifs » assassinés. Apparaître parmi les derniers représentait une honte. Cette méthode a eu pour effet de conditionner les soldats à accepter la nécessité de tuer.

Les dérives ne se feront pas attendre. Certains militaires ont fait appel à des intermédiaires afin de recruter de jeunes hommes, considérés comme marginaux, habitant les quartiers les plus défavorisés. Ces personnes se voyaient en général proposer un travail en dehors de la ville. Ils étaient en réalité réceptionnés par des militaires puis assassinés. Les mises en scène de ces assassinats étaient toujours travaillées, avec des simulations d'affrontements et d'échanges de tirs. Un ancien soldat rapporte même que les munitions faussement utilisées lors de ces combats étaient ensuite revendues à des bandes armées. Ces pratiques se systématiseront jusqu'en 2008, année où le scandale éclata.

Pas de conséquence judiciaire directe

Bien que l'existence de telles pratiques était fortement soupçonnée, le scandale éclate seulement fin 2008 avec l'affaire des disparus de Soacha. Dix-neuf personnes, dont plusieurs mineurs vivant dans la banlieue de Bogotá, sont retrouvées mortes à des centaines de kilomètres de la ville. Un rapport de l'armée les présente comme un groupe de guérilleros abattus au combat. Les familles des victimes protestent, la thèse présentée par l'armée ne tient pas. Des erreurs sont en effet commises au moment de maquiller les corps : les uniformes des victimes sont flambant neufs, certains portent deux bottes de deux tailles différentes etc.

Cet événement marque la fin du silence entourant ces pratiques. À l’image de l’organisation des mères des disparus de Soacha, la population civile se mobilise pour réclamer la vérité. L’État tente alors d'étouffer l'affaire. Les militants réclamant l'ouverture d'enquêtes sont systématiquement menacés, certains assassinés à leur tour. Cela ne suffira pas à vaincre leur détermination et depuis ce jour, les révélations et les témoignages concernant les « faux positifs » se sont multipliés.
Manifestation réclamant justice pour les faux positifs. Crédit boletinesdeprensacompromiso.blogspot.com

L’État est alors contraint de réagir. Fin 2008, 25 militaires sont démis de leurs fonctions et le commandant en chef de l'Armée de terre, le général Mario Montoya, démissionne. Le président Uribe refuse cependant d’admettre toute responsabilité. Les soldats accusés sont présentés comme des cas isolés, aucune réflexion de fond n’est entamée. Dans de nombreux cas, ces militaires ne seront même pas traduits en justice. Le général Montoya est quant à lui nommé ambassadeur en République dominicaine. En 2010, l’ONU estimait que 98,5 % des cas d’exécutions extra-judiciaires restaient impunis en Colombie.

Espoir de justice pour les proches des victimes ?

C’est justement en 2010 qu’un changement fondamental a lieu. Juan Manuel Santos, jusqu'alors ministre de la Défense, succède à Álvaro Uribe au poste de Président de la République. Il se démarque rapidement de son prédécesseur en entamant des négociations avec les FARC. L’ancien président devient alors son principal adversaire politique. Cette division au sein de l’ancienne majorité va mettre fin aux blocages empêchant l’ouverture d’enquêtes sur les dérives de la politique de « sécurité démocratique ».

Au cours des cinq dernières années, de plus en plus de militaires ont donc fait l’objet d’investigations à propos de cette affaire. Le 12 avril dernier, le Procureur général Eduardo Montealegre a déclaré que 805 agents de l’État, dont 785 soldats, avaient déjà été condamnés. Tous ces agents n’étaient cependant que de simples exécutants ou de petits responsables. La systématisation de cette pratique montre pourtant bien qu’il s’agissait d’un phénomène plus global.

Militaires interrogés au tribunal. Crédit cablenot.com
L'enquête ne peut donc pas se limiter à ces boucs émissaires. Il est aujourd'hui nécessaire de juger la responsabilité des haut gradés de l'armée. Eduardo Montealegre a donc avancé qu’il prendra « une décision de fond concernant le cas des 22 généraux » avant la fin de l’année. Une décision qui pourrait marquer un tournant dans l’histoire colombienne puisque malgré les nombreuses exactions commises par l’armée, aucun général n’a jamais été condamné.

Les proches des victimes restent toutefois prudents face aux conclusions de cette enquête. Dans de nombreux cas, la situation n’a que très peu évolué : certaines familles ne peuvent toujours pas récupérer les corps des proches assassinés, et les demandes de réparations restent lettre morte.

Il est même difficile de considérer que ces pratiques appartiennent totalement au passé. En 2014 par exemple, quatre personnes dont un adolescent de 14 ans ont été abattues et présentées par l’armée comme guérilleros. L'ensemble de leur village conteste cette version. Pour l’instant, aucune preuve n’a été fournie par l’État. Très récemment, le 10 février 2015, un homme a été assassiné par les forces publiques, toujours dans les mêmes conditions.

Aujourd'hui, les négociations de paix entamées à la Havane entre le gouvernement et les représentants des FARC permettent d'espérer la fin du conflit armé colombien qui a déjà fait 220 000 morts et 5,3 millions de déplacés. Régulièrement, le gouvernement colombien appelle les dirigeants des FARC à assumer leurs responsabilités dans les souffrances infligées aux civils. Ce processus de paix ne pourra pourtant aboutir que si les deux camps acceptent de reconnaître leurs torts et s'ils se soumettent enfin à la justice. Pour faire le deuil de ce conflit vieux de 50 ans, le peuple colombien a besoin de connaître la vérité sur son histoire récente. Et cela ne pourra se faire sans la volonté de l’État.