Des enfants asiatiques « parachutés » en Occident

Corentin Bialais
3 Janvier 2014


Originaires de Taïwan, de Corée ou de Hong-Kong, de nombreux enfants sont envoyés seuls aux Etats-Unis et en Europe pour étudier à un âge précoce. Un phénomène de migration encore largement méconnu et qui pousse parents et enfants à vivre loin l'un de l'autre.


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En 1993, Denise Hamilton publiait un article dans le Los Angeles Time sur la présence aux États-Unis et particulièrement en Californie de ce qu'elle appelle les « enfants parachutes ». Intitulé A House, Cash and No Parents, l'auteur les décrit comme « envoyés aux États-Unis pendant que leurs riches parents restent en Asie ». C'est l’une des premières apparitions dans les médias de ce terme, l'auteur se basant sur une étude de l'Université de Californie (UCLA) et en comptant à l'époque environ 40 000 cas sur l'ensemble du pays en majorité Taïwanais, puis Hong-kongais, Coréens et Chinois.

En 2009, Yuying Tsong et Yuli Liu, deux psychologues américaines, dans l’American Journal of Psychology, donnent une définition du terme « enfant parachute » : « étrangers mineurs envoyés vivre et étudier aux Etats-Unis sans leurs parents dès l'école primaire. Lorsqu'ils partent ils peuvent n'être agés que de 8 ans, mais la plupart on entre 13 et 17 ans ».

Les auteurs dressent ensuite différents modèles de vie pour ces enfants parachutes. Ceux-ci peuvent vivre avec un de leurs frères ou sœurs, avec un membre de la famille plus ou moins lointain (oncle, tante), avec un tuteur payé, ou encore avec leurs camarades de classe en internat par exemple mais jamais avec leurs deux parents, restés dans le pays d'origine.

Le phénomène n'est pas exclusif à l'Amérique du Nord. Le Journal International est parti à la rencontre de Ching, 24 ans, qui vit en Suisse depuis ses 14 ans, et un blogueur anonyme, Taiwanavocat, qui après avoir passé toute sa scolarité secondaire et supérieure à Paris est retourné à Taïwan pour exercer le métier d'avocat.

Expatriés pour de meilleures perspectives professionnelles

Les parents envoient leurs enfants dans l’espoir de leur donner une ouverture sur le monde et surtout pour leur offrir de meilleures perspectives professionnelles. En plus de la maîtrise de l'anglais, faire ses études secondaires voire primaires aux États-Unis, c'est aussi se faciliter l'accès aux plus prestigieuses universités américaines.

C'est paradoxalement pour l'apprentissage des langues que les parents de Ching décident de l'envoyer en Suisse en 2003 : « Ma mère voulait nous envoyer ma sœur et moi aux États-Unis pour apprendre l’anglais, mais étant donné le nombre important de Chinois (ou de ceux qui parlent le chinois), elle a pensé que l’on n'apprendra pas l’anglais si on avait la possibilité de parler en chinois. C'est ensuite qu'elle a vu cette école qui propose des programmes en anglais et en français, où les élèves en dessous de 15 ans sont obligés de prendre les cours en français ».

Pour notre blogueur anonyme, c'est un choix fait avec ses parents. A la fin de sa scolarité primaire à Taïwan ses parents et lui réfléchissent à son expatriation. Après avoir hésité avec les États-Unis, lui et son frère choisiront finalement la France. « A cette époque je voulais aller dans un autre pays que tout ces ABC qui se sentent toujours supérieurs à tout le monde (ndlr : ABC = American Boy Chinese ou Chinois américains), et y-a-t-il un pays dont même les Américains se sentent inférieurs ? Oui, c'est la France! ». 

L'expérience est d'ailleurs concluante dans de nombreux cas, nombres d'enfants parachutes vont, en effet, rejoindre les rangs des meilleures universités américaines. Notre blogueur a ainsi d'abord suivi des études en médecine puis en droit pour devenir avocat, métier qu’il exerce désormais à Taïwan. Pour Ching et sa sœur, partis toutes deux à peu près au même moment, se sera respectivement la biologie à l'université de Lausanne et la médecine à Édimbourg en Écosse.

Les conséquences émotionnelles sur les jeunes expatriés

Dans l'étude des deux psychologues américaines, beaucoup d'enfants mentionnent leur sens des responsabilités et de l'autonomie qui s'est développé beaucoup plus tôt que chez ceux restés au contact de leurs parents. En effet, pour ceux qui vivent avec un tuteur ou un frère, c'est souvent à eux de faire les démarches administratives comme de payer les factures ou encore de s'occuper des formalités d'immigration...

En revanche, elles pointent aussi le manque du pays, de la famille et un sentiment de solitude prévalant chez beaucoup de ces expatriés. Cette solitude, le décalage avec la société occidentale et toutes ces préoccupations d'adultes qui occupent déjà ces jeunes expatriés peuvent parfois entraîner un développement émotionnel brouillé qui s'illustre notamment par une augmentation des comportements à risques chez cette population (abus de drogue, truanderie...).

un retour au pays ?

Ce phénomène n'est pas sans soulever certaines questions notamment en terme d'identité. Pour les psychologues, c'est d'abord une coupure avec les parents, en effet ceux-ci entrent peu à peu en décalage avec la société occidentale qu'ils ne vivent pas au quotidien. Elles racontent comment les appels quotidiens deviennent hebdomadaires, puis mensuels...

De son coté Ching nous explique que c'est surtout ses amis qu'elle a perdu de Taïwan : « Je ne suis plus trop en contact avec mes amis à Taïwan, je ne sais plus quoi leur dire. C’est pas le fait que l’on n’est pas dans le même pays, c’est juste qu’après certain temps on perd des amis comme tout le monde ». 

Beaucoup de ces expatriés passeront ensuite toute leur vie dans le pays d'accueil, le fossé creusé avec le pays d'origine paraissant trop important. Pour Ching, qui pense trouver un travail en Suisse qui lui laissera le temps de revenir régulièrement à Taïwan, le pays d'origine et le pays d'accueil sont à présent devenus indissociables. « Pour moi “home“ c’est où il y a ma famille et mes amis, j’ai ma famille à Taïwan et mes amis en Suisse »

Pour d'autres comme le blogueur Taiwanavocat, c'est pendant son expatriation que s'est développé son sentiment d'appartenance à Taïwan, précisément pendant la troisième crise du détroit de Taïwan en 1996, lorsque la république populaire réplique à l'élection du nouveau président supportant l'indépendance de l'île par plusieurs salves de missile en direction des côtes Nord de l'île. « J'étais très en colère contre ceux qui essayaient de maltraiter mon pays, pour la première fois je voulais protéger mon pays, ma maison ». 

En 2007, il retourne avec enthousiasme sur l'île pour y faire son service militaire (encore obligatoire) puis pour commencer à y travailler. Ici aussi l'expatriation à entraîner aussi un changement profond dans la perception de l'identité, mais à la faveur du pays d'origine.

Une migration pour échapper à un système éducatif rigide

Ce phénomène de migration précoce semble bien cantonné aux pays asiatiques et en particulier à ceux qu'on a appelé les « quatre dragons asiatiques » et qui sont aujourd'hui pleinement développés. Malheureusement l'étude de l'American Journal of Psychology s'arrête aux conséquences sur le développement émotionnel des jeunes expatriés.

Pour comprendre ce phénomène, on peut dans un premier temps souligner l'importance de l'éducation en Asie et particulièrement dans la culture chinoise. Elle est historiquement un moyen d'accéder à la réussite. Aujourd'hui encore les parents n'hésitent pas à se sacrifier parfois à l’extrême pour assurer l'avenir de leurs enfants. Dans des régions ou les systèmes de retraites sont inégalement développés, c'est aussi un moyen pour les parents de s'assurer une vieillesse paisible, les enfants prennent souvent la responsabilité de s'occuper de leurs parents dans leurs vieux jours.

Le témoignage de Ching nous donne une autre clé de lecture : « La différence pour moi c’était que quand j’étais à l'école à Taïwan, j’ai dû faire toutes les matières, et tout était obligatoire, mais à l’école où j’étais j’ai eu le choix de choisir ce que je voulais/aimais dans le cursus, et vraiment découvrir ce que j’aime ». 

L'enseignement à Taïwan ou en Corée est réputé pour sa rigidité. Le parcours de chaque étudiant se fait le long d'un tronc commun auquel il n'est presque pas possible d'échapper, peu de filières professionnelles, peu d'option ou d'enseignement de détermination. A la fin de leur scolarité, les futurs étudiants passent un grand examen identique à tous, et un classement est déterminé. Véritable couperet, le classement de l'étudiant dans cet examen élargira ou diminuera l'éventail de ces possibilités de choix de filière et d'université.

Permettre à ses enfants une scolarité brillante tout en échappant à un système éducatif vorace, c'est ce qui semblerait être une des motivations des parents qui font le sacrifice de ne pas voir leurs enfants grandir auprès d'eux.