Edirne, l’embuscade des frontières

Thomas Guichard
26 Octobre 2015


Édirne est la dernière étape avant la Bulgarie et la Grèce. Au bout du voyage depuis Istanbul, on trouve des champs paisibles, puis la frontière avec l’Europe. C’est dans cette ancienne capitale de l’Empire ottoman que se cristallise la question des réfugiés syriens.


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Fuyant la guerre au Sud et la mort en Méditerranée, plus de 2 000 Syriens attendent de pouvoir gagner le rivage européen. Dès 2012, la Grèce et la Bulgarie avaient déjà commencé le renforcement de leur dispositif frontalier avec la Turquie. C’est un mur qui se dresse aujourd’hui devant eux.  

Pour les rencontrer il faut aller dans un ancien stade de lutteurs, à l’extérieur de cette ville de 100 000 habitants. Lieu stratégique, le camp est établi sur un petit bout de terre entouré d’eau, un pont demeurant le seul point de passage. C’est là que les effectifs de la police, restreints jusqu’à 2013, stationnent dans leurs véhicules bleus et gris. Il semble que ceux-ci aient été renforcés à l’arrivée de la principale vague : on comptait alors plus de 1 000 policiers dans les environs, et la tension ne fait que monter. Deux jeunes femmes, allemande et française, ont été arrêtées dans la ville trois jours plus tôt, accusées d’inciter les migrants au passage des frontières, voire d’espionnage. 

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Passée par le Liban, ou par la frontière turco-syrienne, la population est globalement jeune. Tous sont connectés aux réseaux sociaux, conscients de la dangerosité de la route maritime, relayée depuis cet été par une vaste campagne d’avertissement. Mahmoud, originaire d’Afrin près d’Alep, veut aller en Allemagne, peut-être en Suède ou aux Pays-Bas, dépendant des promesses que tiennent les dirigeants européens. Il porte ce genre de tee-shirt destiné aux touristes, estampillé « Istanbul » témoignant de sa route vers le nord. Comme les autres, il regarde, impuissant, les évènements qui agitent les Balkans. 

Mahmoud et l’un de ses compagnons de route - Crédit G.M.
Ils savent que des pays comme la Hongrie ou la Slovénie rechignent à les faire passer et le conçoivent avec une lucidité frappante. « Nous voulons simplement passer, peu importe le prix » disent-ils. Ce n’est pas juste une question de survie : il n’est pas rare de croiser de jeunes étudiants en médecine, en ingénierie ou en langue voulant finir leur cursus là où on le peut encore. Mais ce n’est pas ici qu’ils pourront réaliser leurs ambitions. 

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La Turquie a accepté un grand nombre de réfugiés mais fait en sorte que ceux-ci n’aient pas l’idée de s’installer. Mardi 28 septembre, après que le Premier ministre ait accepté de rencontrer une délégation de réfugiés, c’est au tour du gouverneur local, M. Dursun Ali Sahin, de s’adresser aux déplacés d’Édirne. Selon ses mots, seules la Jordanie et la Turquie acceptent ceux qui fuient le conflit syrien. Il les exhorte à quitter la ville et à rentrer « chez eux ».  La réaction des migrants est directe : « tout ce que nous voulons, c'est marcher ». Pas vers le Sud en tout cas. 

Sur les banderoles on peut lire des messages d’appel à l’ouverture des frontières en anglais, en allemand ou en français. En dessous, le gouverneur s’insurge - Crédit G.M.
Pourquoi ce désir aussi vif de leur faire quitter les lieux ? Le personnel du centre de l’immigration situé à 100 mètres donnera la réponse plus tard : « La Turquie ne peut se permettre la création d'une sorte de zone tampon à la limite avec deux frontières barricadées, où s’enliserait une bonne partie des mouvements migratoires. » Leur argumentation est aussi morale. En Trakya, cette région au climat continental à cheval sur trois pays, les températures y sont beaucoup plus rigoureuses quand l’hiver approche. Les déplacés ne tiendront pas jusqu’au printemps et pourtant aucune solution n’a été apportée, à part peut-être la mise à disposition de bus, pour des destinations souvent inconnues. Retour à Izmir ou à Istanbul, nul ne le sait vraiment. Après autant de chemin, où chaque ville est un obstacle – escroqués, parfois chassés – les réfugiés sont souvent contraints de repartir vers le Sud. 

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Sur place, des enfants jouent avec des ballons gonflables siglés IHH. La Humanitarian Relief Fundation est une organisation turque de référence internationale dans le milieu humanitaire, connue pour ses liens plus ou moins cachés avec les milieux islamistes. En 2012 et en 2014, elle a même été soupçonnée de livrer des armes en Syrie avec l’aide de membres de la confrérie des Frères musulmans. Proche de l’AKP – parti du président Erdogan, autre membre discret de la nébuleuse frériste –, c’est la seule organisation qui ait été dépêchée sur place de manière permanente.
De manière générale, l’implication gouvernementale turque reste limitée. La déclaration ce lundi du Premier ministre, M. Ahmet Davutoglu en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, est sans équivoque. « Il n’y aura aucun centre d’accueil en Turquie » a t-il déclaré, qualifiant d’ « inhumain » la mise en place de telles installations.  À Edirne, on comptait cinq gestionnaires pour un camp de plus de 2 000 personnes.

Pourquoi la question des réfugiés qui tentent de gagner l' Europe-forteresse n’a-t-elle été relayée avec autant d’ampleur qu’aussi tardivement ? Les migrations ont pourtant débuté dès l’éclatement du conflit en 2011. Une piste de réponse se trouve ici, à Édirne. Si tous nous disent qu’il faut peu d’argent pour survivre sur la route, d’aucun remarquera que la traversée de la frontière syrienne coûte déjà plus de 100 dollars. Connectés sur leur smartphone, ils se tiennent informés des déclarations aléatoires de fermeture ou non des frontières. Des photographes qui ont été sur le terrain dès le début des mouvements de population remarquent que les premiers migrants semblaient bien plus dépourvus. « Chaque fois que l’on abordait quelqu’un dans les camps en Jordanie, il était presque tout le temps fermier. » À noter qu'ils n’avaient pas de connexion internet. Les premiers déplacements se faisaient à l’intérieur de la Syrie ou concernaient des franges de la population marginales et pauvres, peu à même de mobiliser les consciences européennes. 

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Aujourd’hui, malgré tous ces cris poussés à chaque fois qu’un barbelé est franchi, les résultats sont peu ou prou semblables. Mettre en place des quotas dans certains pays est une avancée, mais le manque de lieux d’enregistrement et de couloirs de passage vers l’Europe reste encore cruellement important.