Éthiopiens d’Israël : des juifs à part ?

10 Décembre 2013


Il y a quelques mois, l’État hébreu annonçait qu’il mettait fin au « retour » des Juifs d’Éthiopie. Fausse nouvelle ? Un événement qui met en lumière une communauté marginalisée, en voie d’intégration dans la société israélienne, et profondément divisée. À quel point faut-il être juif pour prétendre à la nationalité israélienne ?


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Le 28 août dernier, l’État hébreu annonçait qu’il mettait un terme à l’Aliya des Juifs d’Éthiopie. Il signait ainsi l’arrêt des migrations groupées en provenance d’Éthiopie et la fermeture de l’Agence Juive d’Addis-Abeba. Certains ont vu dans cette annonce la conséquence du racisme d’une partie de la population israélienne envers les migrants africains. Pour le gouvernement israélien, la mission de rapatriement des juifs d’Éthiopie n’a plus lieu d’être étant donné que tous les candidats au départ ont déjà migré, ce que contestent certaines associations de juifs éthiopiens en Israël. L’État a sonné, pour la énième fois, la fin du rapatriement des Falash Mura. Pour comprendre une situation complexe, il s’agit de bien distinguer deux réalités migratoires amalgamées dans les discours, celle des Falashas et celle des Falash Mura.

Falashas et Falash Mura ou les degrés de la judaïté

Les juifs d’Éthiopie sont désignés par le terme péjoratif de « Falashas », ce qui signifie « migrants, exilés » en Éthiopie. Eux-mêmes se nomment « Beta Israel », la maison d’Israël. Mythiques descendants du roi Salomon et de la reine de Saba, ou encore de l’une des « dix tribus perdues » d’Israël, on sait peu de choses sur les origines de cette communauté juive.

Leur existence transparaît à travers les textes de voyageurs depuis le IXe siècle. On sait qu’un royaume juif éthiopien a longtemps existé avant d’être conquis par le royaume chrétien d’Éthiopie. Les juifs occupent alors le bas de l’échelle sociale. C’est au XIXe siècle que les juifs d’Éthiopie entrent en contact avec le judaïsme occidental. Dès lors, la question de leur judaïté se pose, notamment en raison de rites divergents. S’ensuit un rapprochement entre des juifs occidentaux et Beta Israël, l’installation d’institutions scolaires et religieuses en Éthiopie. Après de longs débats, le Rabbinat et l’État d’Israël reconnaissent la judaïté des Falashas en 1973, ce qui permet aux Falashas d’émigrer en Israël avec la loi du retour.

En 1976, environ 250 Falashas vivent en Israël. L’émigration de masse démarre à la fin des années 1970, alors que l’Éthiopie communiste est en guerre. Avec la grande famine de 1984, de nombreux Éthiopiens quittent le pays pour des camps de réfugiés au Soudan. Plusieurs opérations secrètes orchestrées par Israël et les États-Unis sont alors mises en place pour évacuer les Falashas vers Israël. La première, l’opération Moïse fin 1984, concerne 6 500 personnes. En 1991, à la chute du régime communiste, l’opération Salomon permet d’évacuer par pont aérien quelques 14 300 Beta Israel. La majorité des juifs d’Éthiopie vivent alors en Israël. Les derniers juifs d’Éthiopie sont maintenant moins d’une centaine et ne sont pas candidats au départ.

À partir de 1991 apparaît un nouveau problème pour l’État hébreu, l’immigration des Falash Mura. Descendants de Falashas, ils se sont convertis au christianisme au XIXe siècle souvent pour accéder à l’éducation ou une meilleure situation sociale, mais ils ont gardé des liens avec la communauté juive. Aujourd’hui, ils revendiquent leur origine juive comme un droit à l’émigration, et se posent en victimes de conversions forcées, subies, et cela est vrai, par une partie d’entre eux.

Une communauté profondément divisée

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Pour Lisa Anteby-Yemini, anthropologue au CNRS qui étudie les migrations africaines en Israël, l’annonce du gouvernement de mettre fin à l’Aliya en Éthiopie reflète avant tout la division de la communauté Beta Israel en Israël depuis 1991. Une partie des juifs éthiopiens est contre l’immigration des Falash Mura. Pour eux, ce sont des chrétiens opportunistes, n’ayant pas souffert des restrictions et discriminations envers les juifs et souhaitant désormais tirer profit de leurs origines longtemps reniées. D’autres juifs éthiopiens militent en revanche pour leur rapatriement. Ils ont souvent des membres de leur famille proche ou élargie qui sont Falash Mura et cherchent à les faire venir. Loi du retour et regroupement familial permettaient jusqu’à présent d’établir des listes soumises à l’Agence juive pour faire venir par avion les Falash Mura regroupés dans des camps.

Les Falash Mura ont un statut très particulier. L’État hébreu n’arrive pas à trancher leur identité religieuse, soumis à la pression des deux différents groupes Beta Israel. Des missions organisées dans les camps de préparation au départ visent à vérifier le « taux de judaïté » des Falash Mura en fonction de leur ascendance. Ils sont ce qu’on appelle en Israël « une communauté qui retourne au judaïsme ». À leur arrivée en Israël, ils se convertissent au judaïsme. Leur conversion dure un an, soit bien moins longtemps que celle assignée aux autres aspirants à la nationalité juive, qui doivent se convertir avant d’arriver sur le sol israélien et dont la formation auprès d’un rabbin prend quatre à dix ans.

Le sort des Falash Mura n’intéresse guère la société civile en dehors de certains juifs très pratiquants qui prennent cause en faveur de la conversion de la population Falash Mura et militent pour leur retour massif. Ainsi l’annonce de la fin de leur rapatriement vers Israël a-t-elle fait peu de bruit.

Plus qu’un événement, la fin de ce rapatriement n’est qu’une victoire provisoire du camp anti-Falash Mura pour Lisa Anteby-Yemini. Déjà, de nouvelles listes circulent parmi les militants pour faire venir des proches. Le gouvernement semble avoir tranché et définit la non-judaïté des Falash Mura restés en Éthiopie, mais pour combien de temps ?

La question de la légitimité de la migration de ces chrétiens descendants de juifs, tour à tour tolérés et rejetés, se pose d’autant plus qu’une autre migration pose des problèmes plus importants encore à l’État hébreu, celle des demandeurs d’asile africains qui ne sont pas juifs.

Juifs et africains : le statut ambivalent des Éthiopiens d’Israël

Un amalgame s’insinue dans la société israélienne entre Beta Israel, Falash Mura et demandeurs d’asile. Amalgame d’autant plus facile à faire que la plupart des réfugiés, Érythréens et Soudanais viennent de régions voisines de l’Éthiopie, partagent les mêmes habitudes culturelles, parfois la même langue. Mais leur statut légal et le regard que leur porte l’opinion publique sont bien distincts. Les juifs éthiopiens, conscients de la mauvaise presse que leur font ces nouveaux arrivants, cherchent à tout prix à se démarquer. Dans les quartiers sud de Tel-Aviv, point de convergence de nombreux réfugiés, les juifs éthiopiens s’affichent donc avec la kippa et parlent fort l’hébreu. Être juif dédouane d’un certain racisme dont ne sont pourtant pas complètement exempts les fils de la « Maison d’Israël ».

Juifs à part, parce qu’ils font encore partie des populations les plus pauvres de la société israélienne, parce qu’ils font partie des derniers arrivés, mais aussi parce qu’ils reçoivent beaucoup plus d’aide de l’État que n’importe quel autre immigré juif, ils souffrent encore de nombreuses discriminations. Israël leur a ouvert les bras, tout en les considérant comme des migrants à contrôler. En témoigne la récente polémique quant au contrôle forcé ou voulu des naissances à l’arrivée des femmes éthiopiennes.

Une génération a passé depuis les arrivées massives, une partie des Beta Israel est née sur le territoire hébreu, y a grandi. Aujourd’hui, une certaine jeunesse prend la parole, gagne en visibilité. Si les adultes ont toujours du mal à trouver une place dans une société en tous points différente de celle qu’ils ont quitté, en témoignent le taux de chômage et d’analphabétisme, la jeunesse s’en sort mieux. Le taux de réussite au baccalauréat des enfants d’origine éthiopienne est toujours plus faible que la moyenne nationale, mais il a sensiblement augmenté ces quinze dernières années (de 18 à 34 %, 52 % pour la moyenne nationale).

On peut désormais voir des officiers de l’armée, des membres de la Knesset et de plus en plus d’étudiants d’origine éthiopienne. Certaines plaies perdurent. Cette année une jeune Beta Israel participait pour la première fois à un show de télé-réalité, enfermée dans un appartement avec d’autres jeunes, tous des stéréotypes de la société israélienne. Victime de racisme de la part d’un concurrent, elle a suscité une vague de soutiens avant de rafler la première place. Un événement symptomatique de la nouvelle intégration et du rejet encore présent au sein de la société israélienne.



Merci à Lisa Anteby-Yemini, anthropologue, chercheure au CNRS (IDEMEC – Université Aix-Marseille), d’avoir gracieusement répondu à nos questions.



Rédactrice pour le Journal International, passionnée d'histoires et de géographie, je suis… En savoir plus sur cet auteur