Gibraltar, paradoxe de l’ouverture Schengen

Plus de trois cents ans au cœur de l’histoire britannico-hispanique

6 Décembre 2015


Gibraltar, le rocher aux singes, est un minuscule promontoire calcaire au sud de l’Andalousie, un appendice de quelque 6.8 km2, pourtant paragraphe stratégique et fragile dans la relation entre deux pays de l’Union européenne, la Grande-Bretagne et l’Espagne.


Crédit Eugénie Rousak
La légende dit que tant qu’il y aura des singes en liberté sur le rocher, Gibraltar appartiendra à la couronne britannique. Les singes y sont, mais les conflits pour ce minuscule territoire également.

Retour sur la conquête du rocher

Dès le début de son histoire politique et géographique, ce minuscule territoire présentait déjà des intérêts stratégiques majeurs. Au cœur des batailles menées par des dirigeants remarquables comme l’amiral George Rooke et Louis XIV, Gibraltar est finalement accordé à la Grande-Bretagne à la fin de la guerre de Succession. 
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Malheureusement, les batailles pour ce minuscule territoire au sud de l’Espagne se sont enchaînées, allant même jusqu’à une fermeture des frontières espagnoles aux habitants de Gibraltar par le dirigeant espagnol Francisco Franco.

Ce fatalisme décisionnel s’est atténué quelques années plus tard, lors de l’adhésion de l’Espagne à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et à son intégration en 1986 à l’Union européenne. L’existence d’une autorité supranationale sur le conflit avait redonné l’espoir aux Espagnols de récupérer prochainement ce territoire stratégique. « L’affaire entre deux États souverains », comme aimait plaisanter l’ancien ministre des Affaires Etrangères espagnol Josep Piqué, continue aujourd’hui encore.
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L’attente à la frontière pour aller sur Gibraltar et l’humour espagnol

Pour passer en voiture de la Línea au rocher, il faut compter en moyenne trois heures d’attente le matin et plus de cinq dans l’après-midi, la file des voitures pouvant atteindre plus de sept kilomètres. Le seul point positif de cette longue et lente file épreuve, c’est la vue imprenable sur Gibraltar.

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Un peu d’animation se présente pendant que nous patientons, mais ce ne sont finalement que de jolis attrape-touristes. Il y a par exemple les « guides » qui viennent aux fenêtres des voitures et, en exagérant la durée d’attente, vous conseillent de la laisser sur le parking pour ensuite découvrir l’endroit à pied. Avec lui, bien sûr ! L’idée peut paraître intéressante, mais l’enthousiasme retombe dès que le prix est donné. 

D’autres essaient de vous vendre des « vignettes obligatoires pour traverser la frontière », sans lesquelles vous aurez fait trois heures de queue pour rien. Même si l’idée de se faire refuser à la frontière est loin d’être attirante, ne les laissez pas vous apeurer : aucune vignette, aucun droit de passage, ticket ou autre papier « officiel » n’est obligatoire ! 

Ces deux business marchent apparemment si bien que personne ne cherchait à vendre de l’eau fraîche ou des glaces dans cette interminable attente sous le soleil andalou. Pourtant, cela aurait été tout aussi financièrement intéressant, compte tenu du nombre de touristes qui n’étaient pas préparés à ce que ce soit aussi long et pénible.

Passage de la tant attendue frontière espagnole

Finalement, après des heures d’impatience, de joie, de désespoir, de remotivation, la frontière espagnole apparaît enfin.

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Voyant la situation de plus près, les raisons des cinq kilomètres de bouchons apparaissent tout de suite évidentes. Tout d’abord aucun douanier espagnol ne parle anglais, qui plus est aucun n’essaie vraiment de se faire comprendre, rendant le passage encore plus lent et ardu. Après le contrôle des papiers et des visas, le douanier demande à certains conducteurs des cartes grises et d’autres certificats du véhicule. Plutôt banale, cette question surprend beaucoup de touristes aux voitures louées, qui n’ont aucune idée d'où se trouvent ces documents.

Ensuite se présentent deux cas de figure. Dans le meilleur des cas, il rend le tout avec les mots « 6 horas para salida » (six heures pour la sortie) faisant bien peur aux touristes. Ne vous en faites pas, vous avez le droit de rester sur le territoire britannique bien plus longtemps que six heures. À l'inverse, le douanier bronzé et souriant peut vous dire que vous ne pouvez pas passer. Ce ne fut pas notre cas, aussi nous continuons notre aventure hispano-britannique. 

Changement d'ambiance à la frontière britannique

Vient ensuite le passage de l’autre douane, avec les douaniers britanniques en chapeaux noirs tout aussi souriants. Ils demandent d’abord si l’attente s’est bien passée et s’interrogent sur ce que leurs confrères espagnols nous ont demandé. En tant que touriste stressée, j’ai redemandé s'il était vrai qu’il fallait quitter le territoire d'ici six heures. 

Ici vient le point culminant de mon passage sur Gibraltar : le douanier britannique en uniforme officiel sourit et dit : « do not listen to this Spanish bullshit ! Stay as long as possible, because the waiting time is shorter in the evening » (n’écoutez pas cette connerie espagnole ! Restez aussi longtemps que possible, le temps d’attente étant plus court en soirée). Puis il rajoute que même si la queue au retour est longue, la douane britannique distribue de l’eau gratuitement à tous les voyageurs. 

Sans même rentrer dans l’origine du conflit pour le rocher ni même l’actualité des tensions, on se place d’office d’un côté de la dispute, la gentillesse britannique contrastant avec l’arrogance espagnole. 

Toutes les voitures, aussi bien espagnoles que britanniques ou étrangères, sont contrôlées du côté espagnol, ce qui montre que ce n’est pas une politique dirigée contre une nationalité spécifique, mais plutôt un désir général de rendre le passage aussi pénible que possible pour tout le monde et ainsi décourager les personnes à se rendre à Gibraltar. Cette méthode est très efficace dans la mesure où les passagers espagnols sont assez rares, la file d’attente étant composée de voitures aux plaques « GBZ » (habitants de Gibraltar qui rentrent à la maison) et des touristes, à la découverte du rocher.

Ilot britannique sur le rocher

Sur l’appendice, on se sent vraiment sur une possession britannique avec tous les offices de la couronne britannique. Des poubelles litter aux cabines téléphoniques rouges si reconnaissables, en passant par les prix en livres dans les pubs traditionnels, le territoire espagnol semble bien lointain. Les petites boutiques sont envahies par des souvenirs en honneur de la famille royale, du Big Ben et du club Manchester United. La seule différence avec la Grande-Bretagne est la conduite du côté droit et non du côté gauche.

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La langue officielle est bien entendu l’anglais, même si la quasi totalité de la population est bilingue en espagnol. À la question « est-ce que vous vous sentez plus britannique qu’espagnol ? », Thomas, un retraité dans un pub traditionnel du centre, a répondu sans hésiter « britannique », pour continuer en disant : « je suis né à Gibraltar, ma langue maternelle est l’anglais, je suis allé à l’école ici, puis, j’ai appris l’espagnol là-bas (montrant la douane espagnole), j’ai ensuite étudié à Madrid, je parlais avec ma copine de l’époque en espagnol, j’ai travaillé en Espagne, mais je suis revenu ici ». Avec sûrement déjà quelques bières et un humour tout à fait britannique, il a rajouté : « les doutes sur mon origine se sont vite envolés quand ma femme et moi avons pleuré à la naissance de George ».

Sortie du territoire

Les douaniers britanniques n’avaient pas menti quant à la diminution de l’attente durant les heures tardives. Une cinquantaine de minutes a suffi pour passer la frontière dans la soirée. Du côté britannique, toujours aucun problème, les douaniers étaient même absents de la voie lors du passage des voitures. Ces dernières avancent en suivant des lignes sinueuses spécialement prévues pour éviter l’attente sur les routes et le blocage de la circulation sur Gibraltar.

Crédit Eugénie Rousak
Le rituel du passage change un peu du côté espagnol : les douaniers demandent aux conducteurs de se garer cinq par cinq sur des places spécifiquement prévues à cet effet, puis comme à l’aller, de montrer tous les papiers. Ensuite, le douanier demande au conducteur de sortir de la voiture pour ouvrir le coffre et montrer tout ce qui a été acheté sur ce territoire britannique d’outre-mer. Les douaniers espagnols s’intéressent particulièrement aux cigarettes et à l’alcool et imposent bien entendu des limites. 

Même si le XXIème siècle a fait avancer le conflit entre la Grande-Bretagne et l’Espagne au niveau politique, la population de Gibraltar n’est pas et ne sera sûrement jamais prête à céder son île. Les habitants sont attachés à leur territoire et même si l’Espagne essaie de le rendre difficile d’accès, ils ne sont pas prêts à renoncer à leur terre.
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Étudiante en dernière année de master Finance et Stratégie à Sciences Po Paris, je suis… En savoir plus sur cet auteur