Il était une fois en Anatolie : paradoxe d’un espace craint et d’une terre d’accueil

Chloé Marchal
11 Avril 2016


Alors qu’en 2016, Orient comme Occident sont de véritables poudrières sous les violences terroristes, un agrégat d’amalgames couplé d’un climat de suspicion s’affirme. En Europe, dans un dessein de protection nationale, les questions du droit au sol et du dessin des frontières font l’objet de remises en questions. Après l’attentat de Bruxelles le 22 mars dernier, le sentiment national y est à son paroxysme, des amalgames sont perpétués réduisant souvent nationalité à idéologie. « Je crois qu’ils [les Européens] nous considèrent tous comme des terroristes » explique Asena, professeur d’anglais à Antalya. Alors que la Turquie est divisée dans sa quête identitaire – déchirée dans un triple conflit entre les troupes d’Erdogan, celles de la minorité kurde revendiquant un État indépendant et celles de l’État islamique – elle a une image de pays corrompu, dangereux, à éviter. De profondes différences culturelles marquent le territoire turc fort de ses 783 562 km².
Voici un carnet de voyage de la traversée d’une partie de l’Anatolie, d’Antalya à Istanbul.


Crédit : Chloé Marchal
Ancien port de pêche antique encerclé de montagnes sèches au bord de la Méditerranée, Antalya est vite devenue capitale touristique, hautement réputée pour sa production agraire. Ses rues sont remplies de visiteurs allemands et russes.


La plage d'Antalya. Crédit photos : Chloé Marchal
Dans Kaleici, quartier très touristique de la vieille ville d’Antalya, on entend des bribes d’anglais apostropher les passants. Si la ville est très ouverte à l’étranger, le turc reste la première langue d’usage. « Dans les écoles publiques, il y a très peu d’heures d’anglais obligatoires, explique Asena, jeune enseignante dans une école privée de la ville. C’est différent dans les écoles privées, les étudiants en ont jusqu’à huit heures par semaine ».

Une représentation du président Atatürk dans une boulangerie. Crédit : Chloé Marchal
Le paysage turc est marqué par ses couleurs, ses odeurs et ses chants de mosquée. En s’enfonçant dans les petites rues, on note très vite le mélange d’odeurs de pides [le nom turc du pain pita], de salep et de sablés au sésame. À toute heure, des tasses de çai [thé noir turc] défilent dans les rues sur des plateaux d’argent accompagnés de sucriers géants. Parcs, fontaines, criques ponctuent la ville en en faisant un paradis sur terre pour la multitude de chats errant dans les rues, intégrés au paysage local par des distributeurs de nourriture publics appelant aux dons des passants.
L’histoire est omniprésente dans la construction urbaine. On observe des produits dérivés d’Atatürk, fondateur de la République de Turquie aux cendres de l'Empire ottoman. Ces statues, toiles, publicités, affiches et figurines, soulignent ainsi le très fort patriotisme des habitants en marquant le pays entier, à l’instar du drapeau turc présent à de nombreuses fenêtres.

Mustafa, un auto-stoppeur, dans l'atelier d'un souffleur de verre. Crédit : Chloé Marchal
Sortir d’Antalya et voyager entre les villes de l’Ouest nécessite l’usage du bus. De nombreuses gares routières, les otogar, remplacent les voies ferroviaires en reliant efficacement petites cités, telles que l’antique Olympos et les grandes métropoles. Les dolmuş [petites navettes conviviales] et les grands cars – dont les plus célèbres compagnies sont Pamukkale et Özkaymak – équipés de stewards, de films et repas connectent parfaitement l’ensemble du territoire en alliant le confort à l'accessibilité. L’autostop est aussi très courant, comme en témoigne Mustafa, professeur de sport à l’université d’Antalya rencontré sur les routes d’Olympos.



Crédit photos : Chloé Marchal
Il suffit donc de quatre heures de bus depuis Antalya pour se rendre à Fethiye, une petite ville portuaire nichée dans les montagnes. L’atmosphère change, les grandes boutiques commerciales disparaissent au profit de petites enseignes traditionnelles et de rues sinueuses.

Crédit : Chloé Marchal
Jeune gardien dans un centre pénitentiaire en périphérie de la ville, Şenol raconte les conditions de vie des prisonniers : vingt hommes par cellule, un libre accès à une cour murée est rendu possible jusqu’à la tombée de la nuit. Şenol reste plusieurs jours et nuits consécutifs au poste de contrôle, le regard rivé sur des dizaines d’écrans. Sa fonction dans la prison consiste à faire des rapports sur les cellules constamment filmées des prisonniers. Son ami – qui a commencé à travailler en même temps que lui à Fethiye – est chargé du maintien de l'ordre au sein de la prison. Équipés, entraînés au combat, leur rôle est de stopper tout élément perturbateur par la coupure d’accès à l'électricité ou à l'eau, ou par le rapport physique. Nul prisonnier n’est épargné, aucun traitement de faveur n’est accordé, « sinon, c’est nous, les gardiens qui irions à leur place ». Lorsque l’on l’interroge alors sur les droits et devoirs des détenus du centre, la première réaction de Şenol est relative à la profession de foi.

Crédit : Chloé Marchal
L’islam représente 99 % des religions pratiquées en Turquie. Le père de Şenol est imam, nommé dans une petite ville au nord de la Turquie. Le jeune homme a donc très tôt été en immersion dans le milieu religieux. D'une manière générale, l’islam est enseigné à tous les enfants scolarisés à raison d'une heure hebdomadaire. Les perceptions personnelles des valeurs naturelles de vie et mort du jeune homme sont influencées par cette instruction. Par exemple la mort en héros, c'est-à-dire au combat, ne l'effraie pas car elle est gage de continuité et d’élévation. Il explique en ce sens que le paradis est divisé en sept niveaux, le plus vertueux étant le Cennet. Tout croyant accède à l’un de ces niveaux selon la bonté dont il a fait preuve durant sa vie terrestre. Ainsi, lorsque l’on interroge Şenol sur le cas d’un condamné de guerre, au service « du bien étatique », il souligne que le statut de soldat annule les péchés encourus la vie durant : participer aux combats lave des péchés et permet d’intégrer directement le Cennet. « On reste aux yeux de tous un héros ! » explique-t-il, enjoué.

Au même titre que la religion, le sentiment d’appartenance nationale est intimement lié à celui de sa défense puisque le service militaire est obligatoire en Turquie, ou monnayable à hauteur de 10 000 dollars (8 700 euros), explique Şenol. Le service militaire dure un an, ou six mois pour les universitaires et se déroule la plupart du temps dans l’est de la Turquie. Il comprend un mois de formation avant d’intégrer les combats. Là encore, Şenol fait part de son excitation à se mettre au service de l’État : « cela rend la vie palpitante, comme pour mon travail en prison. On est avec les collègues, on est un groupe, il y a toujours plein de surprises ».

Izmir, deuxième plus grand port de Turquie, interface culturelle

Crédit : Chloé Marchal
Izmir accorde beaucoup de place à l’international. Cosmopolite et troisième grande métropole du pays, elle incarne l’un des premiers ports turcs et consacre une grande place à l’accueil de grandes firmes internationales. Cela marque de fait le paysage urbain et ses habitants. Les petites boutiques traditionnelles du village Köyceğiz sont désormais délaissées pour les immenses vitrines des grandes marques. Un signe local particulier déjà remarqué au début du voyage perdure pourtant : le port de la moustache pour les hommes. Hulyia, étudiante en neurologie à Izmir en explique la signification : « on reconnait souvent le courant politique d'un homme au type de moustache qu'il porte ».

« La moustache politique » : quand la façon de la porter laisse supposer l'appartenance à un parti. Crédit photo : Chloé Marchal
En réponse à notre surprise quant à la quantité de magasins dédiés au mariage, omniprésents dans la ville, la jeune femme dresse un parallèle avec la place du mariage lui-même dans la société turque. « Le mariage est un passage obligé. Il n’est pas toujours bien vu de n'être pas encore mariée à 28 ans pour une femme », explique-t-elle.

Crédit : Chloé Marchal
À mesure de notre parcours, nous retenons des artistes locaux, jusqu’alors méconnus mais charnières dans la culture turque, dans les domaines du cinéma et de la poésie : Nuri Cige Ceylan, Yilmaz Gimry, Ferzon Özpeten, Atif Yilmaz, Metin Eruson, Ertem Eqilmez, Malbel Matiz, Sertab Erener et Fazil Say.

Une intégration à l’international finalement partielle

Un sentiment de rejet, de crainte et d’incompréhension, des habitants turcs, juste après les attentats d’Ankara et d’Istanbul de mars.
Erdem, chercheur en médecine est las devant le blocage de l’information. Le 19 mars, nous apprenons par des sources extérieures à la Turquie l’attaque d’Istanbul. Erdem dénonce la désinformation : « et voilà, comme après chaque attentat le gouvernement bloque un moment les réseaux sociaux. On n’a accès à rien ». Il apprendra le caractère officiel de l’attentat d’Istanbul seulement quelques heures après l’annonce dans les presses italienne et française. Erdem réagit avec une forme de lassitude : « ici, on est habitué aux attentats, ça arrive tous les deux mois… Mais pour nous il n’y a pas de "Je suis Ankara", ni d’application pour dire que l’on est en sécurité ou de mouvements de solidarité comme à Paris. Pourquoi ? ». Şenol, à Fethiye quelques jours auparavant, décrivait avec aigreur le désintérêt européen vis-à-vis de la situation turque. Après la découverte terrible de l’attentat d’Ankara du 13 mars, il nous montrait des vidéos sanglantes de précédentes actions similaires, en alternant avec une vidéo parodiant l’ignorance française de la culture turque. La violence des images, et le ton du jeune homme témoignaient de son aigreur face à l’apparent oubli européen.

Crédit : Chloé Marchal
Ce sentiment d’être tenu à la marge de l’Europe n’est cependant pas exclusif aux événements géopolitiques actuels. D’un point de vue administratif, la fermeture du pays est dénoncée par ses habitants. Beaucoup idéalisent la vie en Europe : la place de la femme, la culture, la libre circulation, la richesse. Pourtant il y a encore quelques semaines, avant la proposition du traité de circulation « UE-réfugiés », ils n’avaient aucun moyen pratique de parvenir jusqu’au territoire européen sans visa.

Crédit : Chloé Marchal
Şenol, Asena, Erdem, Hulyia ou même Hilmi, jeune employé d’une auberge à Köyceğiz : tous confient leur regret relatif à l’impossibilité d’obtention de ces visas vers l’Europe. Quelles que soient leurs villes d’origine, nos rencontres durant ce voyage se mettent d’accord sur ce sentiment d’abandon, de rejet, dans un climat diplomatique mondial tremblant.