Îles Kouriles : à l’est aussi la Russie montre les crocs

21 Avril 2014


C’est l’effet papillon. Ce qui se passe à l’Ouest a des répercussions à l’Est. Si la Russie a annexé la Crimée ukrainienne dernièrement, on aurait tendance à oublier que d’autres pays revendiquent toujours des pans du territoire russe. Le conflit ukrainien a réactivé cette semaine les tensions entre le Japon et la Russie autour des îles Kouriles.


Crédit : RIA Novosti. Yuri Kaver
La Russie, par la voix du commandant militaire de l’Est, le général Sergueï Sourovikine, a annoncé vendredi 18 avril la mise en œuvre d’ici 2016 d’un plan de réarmement des îles Kouriles. Cent cinquante infrastructures militaires doivent être construites sur les îles du Sud de l’archipel, toujours revendiquées par le Japon depuis leur annexion par l’URSS en 1945. «Toutes les décisions relatives à la construction de cités militaires à Kunashir et à Iturup ont été adoptées et approuvées. D’ici 2016, tous les sites seront construits, leur nombre s’élevant à plus de cent cinquante», a indiqué le général .D’autre part, les infrastructures de l’île de Sakhaline seront, elles, développées.

Les Kouriles sont un archipel formé d’une trentaine d’îles volcaniques situées au nord du Japon. S’étendant de la péninsule de Kamchatka à l’île d’Hokkaido au Japon, elles séparent la mer d’Okhotsk de l’océan Pacifique. Si elles sont aujourd’hui administrées par la Russie, et plus particulièrement par l’oblast (région) de Sakhaline, les quatre îles les plus méridionales (Kunachir, Iturup, Chikotan, et l’archipel des Habomai) sont toujours revendiquées par le Japon. Ce différend empêche la signature d’un traité de paix entre les deux pays, même si les relations diplomatiques sont maintenues.

Des efforts de rapprochement battus en brèche

Si cette décision irrite les Japonais, il n’est pas sûr que les habitants des Kouriles soient plus ravis. Ces îles étant pour la plupart inhospitalières, seules quatre d’entre elles sont habitées. L’île d’Iturup par exemple vit exclusivement de l’exploitation du saumon que l’on trouve en grande quantité dans les eaux très poissonneuses qui entourent les Kouriles. L’arrivée d’infrastructures militaires sur cette petite île risque de troubler le calme ambiant. Depuis plusieurs années, les habitants d’Iturup avaient pris l’habitude de recevoir chaque année des visiteurs japonais. Les Nippons viennent visiter ces îles revendiquées par leur pays et sympathiser avec leurs habitants. Des relations cordiales et amicales ont ainsi été établies qui risque d’être battues en brèche par la décision de la Russie de réarmer les Kouriles.

A plus petite échelle la catastrophe de Fukushima a été un électrochoc. L’arrêt des réacteurs nucléaires a poussé le Japon, naturellement très pauvre en matières premières, à se tourner vers d’autres sources d’approvisionnement énergétiques. Si Shinzo Abe a finalement décidé de relancer les centrales nucléaires dans son projet de nouvelle politique énergétique présenté le 11 avril dernier, le Japon a entre temps besoin de gaz et de pétrole en quantité pour alimenter ses centrales thermiques, d’où le rapprochement avec le voisin russe qui produit et exporte ces ressources.

Les effets de la crise ukrainienne

C’est finalement la crise qui secoue l’Ukraine qui a tendu à nouveau les relations russo-japonaises. Le monde entier a été sommé de prendre position sur ce dossier. La Chine par exemple a été assez habile. Fervente défenseur du principe d’intégrité territoriale et de non ingérence (surtout depuis que les pays occidentaux se mêlent de son contentieux avec le Tibet), elle ne pouvait approuver le démantèlement d’un État comme l’Ukraine. Elle s’est néanmoins gardée de prendre position contre son allié russe, et s’est contentée de souhaiter officiellement une désescalade dans le conflit. Diplomatiquement, la Chine n’a fâché personne. Mais le Japon s’est, lui, aligné sur la position occidentale (et particulièrement la position des États-Unis, son allié traditionnel) qui condamne le rôle joué par la Russie dans la sécession de la Crimée. 

La tension est depuis montée d’un cran : la Russie a donc précisé son plan de réarmement des îles Kouriles qui avait déjà été annoncé dans les grandes lignes en 2011, provoquant la colère du Japon, le ministre des affaires étrangères japonais a annulé sa visite à Moscou prévue ce mois-ci, et les États-Unis ont réaffirmé récemment leur soutien militaire au Japon.

Les Kouriles, un enjeu stratégique

Crédit DR
Les îles Kouriles ont fréquemment changé de main au cours des derniers siècles. A la fin du 16ème siècle, le Japon contrôle les Kouriles du sud et l’île de Sakhaline. Par la suite les positions évoluent régulièrement jusqu’au traité russo-japonais de Shimoda en 1855 qui détermine les frontières entre les deux États : l’île de Sakhaline est partagée entre le Japon et la Russie, les îles Kouriles du Nord, reviennent à la Russie, et les îles du Sud au Japon. Ce traité marque le début des relations diplomatiques entre les deux pays. La situation est par la suite restée instable jusqu’en 1945 quand l’URSS annexe définitivement l’ensemble des îles Kouriles, une occupation illégale selon le Japon qui considère que les accords de Potsdam (signés par les Alliés en 1945) rétablissent le Japon dans ses frontières de 1868, un territoire qui comprendrait donc les îles Kouriles du Sud.

Les eaux qui bordent les îles Kouriles sont très poissonneuses, il s’agit d’un enjeu important pour les Japonais, grands consommateurs de poissons qui constituent pour eux leur principal apport en protéines. La zone serait également riche en hydrocarbures qui intéressent à la fois la Russie et le Japon. 

A cause de leur configuration, les îles Kouriles forment un verrou. Le détroit de la Boussole constitue pour la Russie le principal accès à l’océan pacifique, surtout quand les mers du Nord sont gelées. Il est donc vital pour la Russie de conserver cet avant-poste, ce point de passage qui permet le déploiement de ses navires depuis la base navale de Vladivostok.

Mais le contrôle des îles Kouriles est aussi un enjeu symbolique. Vladimir Poutine et Shinzo Abe sont deux fortes personnalités. Chacun vante volontiers la grandeur de son pays. Vladimir Poutine ne cache pas sa nostalgie pour la grande Russie du temps de l’URSS et l’annexion de la Crimée s’inscrit clairement dans cette stratégie de réaffirmation de la grandeur russe. La Géorgie et la Tchétchénie en ont aussi fait les frais. De son côté Shinzo Abe est en train de rompre progressivement avec la pacifique doctrine Fukuda qui influence aujourd’hui encore les relations diplomatiques du Japon. Aucun des deux dirigeants ne semble prêt à abandonner une partie de son territoire. L’annonce de réarmement des îles Kouriles n’est donc pas si insignifiante, et les relations entre le Japon et la Russie pourraient gravement en pâtir.



Auteur à deux têtes, métaphoriquement schizophrène : Pierre est aspirant journaliste, Pierrot… En savoir plus sur cet auteur