La biopiraterie au service des firmes transnationales

22 Juin 2013


Sous couvert de protection de la santé, la Commission européenne a proposé un paquet législatif visant à « moderniser » la filière agroalimentaire avec notamment un renforcement du contrôle sur les semences et les plantes. Mais en matière de biodiversité, les réglementations peuvent vite tourner au profit des pirates du vivant.


L’annonce avait soulevé l’indignation des amateurs de jardinage. Le lundi 6 mai dernier, la Commission européenne adoptait trois nouveaux règlements sur les semences, la santé des plantes et les contrôles. La peur de voir jetés dans l’illégalité les jardiniers qui cultivent à partir de graines non réglementées avait provoqué de vives réactions. La commission européenne s’est empressée de lever les inquiétudes en précisant que « l’utilisation de semences dans les jardins privés n’est pas régie par la législation de l’UE et les jardiniers amateurs pourront continuer à acheter tout type de matériel végétal et à vendre leurs semences en petites quantités ».

Toutefois, si les jardiniers amateurs sont rassurés, ce n’est pas le cas de certains agriculteurs. Le réseau Semences paysannes dénonce un « hold-up » sur les semences « soigneusement caché sous des centaines de pages de jargons réglementaires ».  Cela nous rappelle l’enjeu crucial que représente la biodiversité dans l’économie mondiale.

La guerre des semences : de Christophe Colomb à Monsanto

En 1493, Christophe Colomb revient en Espagne avec quelques graines de maïs. C’est le début de vastes transferts de plantes et d’animaux dont le Vieux continent sera largement bénéficiaire : les explorateurs rapportent de leurs expéditions haricots, pommes de terre, courges et patates douces, qui serviront le développement des nations européennes.

Avec la Révolution industrielle, le matériel végétal devient une ressource stratégique de première importance. Les puissances coloniales organisent la collecte de patrimoine génétique et se livrent à une guerre sans merci pour le contrôle des semences. Symbole de cette lutte, les Néerlandais détruisent tous les muscadiers et girofliers présents aux Moluques, un archipel de l’Est de l’Indonésie, à l’exception de ceux qu’ils cultivent eux-mêmes. L’accumulation de ressources génétiques au Nord (riche mais génétiquement pauvre) n’a jamais cessé, souvent appuyé par des interventions militaires. C’est un conseiller agricole de l’US Army qui rapporte du Japon en 1946 le blé Norin 10, permettant une meilleure mécanisation et une augmentation des rendements.

Dès le début du 20ème siècle, les firmes semencières privées ont rejoint les États dans la mêlée. Selon un rapport produit par des organisations suisses en 2012, Monsanto détient 36 % des variétés de semences de tomates enregistrées à l'Office des variétés végétales de l'UE et 49 % de chou-fleur. La société suisse Syngenta détient quant à elle 26 % des variétés de tomate et 22 % des variétés de chou-fleur. Ensemble, Monsanto et Syngenta possèdent déjà plus de 50 % des variétés de ces deux légumes.

La biopiraterie désigne cette appropriation privée de ressources génétiques, la plupart du temps au profit de firmes transnationales, pour les breveter et commercialiser les produits qui en sont issus. C’est étroitement lié à la question des brevets et de la propriété intellectuelle. Il s’agit de prendre le contrôle de la connaissance accumulé par des siècles d’innovation collective. Et ce processus peut tout à faire être légal.

Brevets : les clôtures du 21ème siècle

La biodiversité a longtemps été considérée comme un bien commun, donc gratuit. Une espèce locale turque de blé a permis d’améliorer génétiquement les variétés états-uniennes pour qu’elles résistent à la rouille jaune, une maladie due à un champignon. On estime que cet apport génétique représente un gain annuel de 50 millions de dollars pour l’économie des États-Unis. Les brevets donnent donc une valeur monétaire à des choses qui n’avaient pas de prix auparavant, ouvrant la voie à une appropriation privée des ressources naturelles.

Ce processus est assimilé au mouvement des enclosures dans l’Angleterre du 18ème siècle, décrit par l’économiste et anthropologue Karl Polanyi : entre 1727 et 1815, le Parlement anglais adopte près de 5 000 lois autorisant l’édification de clôtures délimitant les parcelles. Le système de l’open field cède la place à un système de parcelles individualisées, accroissant ainsi le rendement de la terre mais privant les paysans pauvres de leur droit d’usage. Cette appropriation historique et violente de la terre a été selon beaucoup d’économistes une condition du développement du système économique actuel.

« Soyez des marchands plutôt que des victimes »

Le système se heurte cependant à ses propres limites à mesure qu’il prend de l’ampleur. L’essor des biotechnologies, le phénomène de concentration dans l’industrie semencière et les mouvements sociaux ont abouti dans les années 1980 à l’émergence d’un véritable conflit géopolitique autour de la question de la biodiversité. En 1992, le sommet de Rio marque un tournant. La Convention sur la diversité biologique (CDB) adoptée à ce moment affirme le droit souverain des États sur leurs ressources biologiques mais avalise une conception marchande en consacrant le concept de « partage des bénéfices ». 

Or, même si les « communautés autochtones et locales » déposent des brevets, elles n’ont pas les moyens (financiers, juridiques, techniques) de les défendre. D’autre part, cela pose la question de savoir qui sont les propriétaires légitimes puisque les inventions sont collectives et partagées entre différentes communautés et parfois entre différents pays. Pour la journaliste mexicaine Silvia Ribeiro, cela revient à dire aux communautés : « Soyez des marchands plutôt que des victimes, et faites-le avant que vos voisins ne le fassent ». Dans ces conditions, la CDB ne permet pas de lutter contre la biopiraterie. Jouer à un jeu avec celui qui a inventé les règles, c’est être condamné à perdre.


Pour en savoir plus :
La propriété intellectuelle contre la biodiversité ? Géopolitique de la diversité biologique, publié par le CETIM en mars 2011.



Journaliste spécialiste des questions économiques. En savoir plus sur cet auteur