Le Joli Mai : redécouvrir Paris

Colomba Poinsignon
2 Juin 2013


Le documentaire de Chris Marker est rediffusé en ce moment dans plusieurs cinémas. On peut y découvrir avec plaisir le Paris de 1962 à travers les paroles de Parisiens nombreux et différents, guidés par les questions patientes des réalisateurs. On ne voit pas de films aussi puissants tous les ans.


A quoi ressemblait Paris au mois de mai 1962 ? C'était avant Mai 68, avant l'apparition d'une nouvelle jeunesse, avant qu'on commence à écouter les revendications des ouvriers. Tous les Parisiens se préoccupaient surtout du logement, d'argent, de leur bonheur et de la liberté, parfois. Tout ça paraît très abstrait, et pourtant le documentaire de Chris Marker et Pierre Lhomme est précis et toujours vivace malgré son demi-siècle.

Saisir Paris au plus profond de lui-même, enregistrer ses pulsations diverses au gré des rencontres et des questions des enquêteurs : tel semble être le but de ce documentaire atypique, le premier du genre. La caméra est ainsi libre, à l'affût du moindre détail insolite, drôle ou ironique, sans jamais négliger la personne interrogée et sa voix. Pierre Lhomme, chef opérateur et co-réalisateur, fait ici un incroyable travail de captation. Il attrape l'araignée sur la veste de l'inventeur illuminé, un visage qui passe, la rêverie cachée d'une jeune fille ou le sourire derrière l'affirmation. Toujours à l'écoute et à la recherche du témoignage, sa caméra n'est pas pour autant intrusive. Loin de la téléréalité, le film ne transforme pas le quotidien en spectacle. Chaque moment de la vie en ce mois de mai, pourvu qu'il soit vécu avec sincérité, est toujours posé comme un temps digne d'images. Paris est fait d'une multitude de pensées, de réflexions et de petits gestes, pas toujours beaux à voir ou à entendre, mais qu'il faut accepter tels qu'ils sont. Sans multiplier les plans sur les monuments connus de Paris, les deux cinéastes parviennent à construire un portrait de la ville, fait de poésie (racontée par la voix chaude d'Yves Montand), de personnes et de lieux anonymes et familiers. Un étranger à la ville saura s'y retrouver, tant le regard est neuf et émerveillé.

La victoire de l'humain

Cette plongée dans les plis de la Paris est aussi un jeu, celui de rencontrer des inconnus qui vous confient parfois des choses drôles ou ridicules. Le montage est souvent humoristique, de nombreux parallèles sont par exemple faits entre les hommes et les animaux (Chris Marker aimait beaucoup les chats). Une conversation sérieuse peut être entrecoupée de chats pensifs. Mais ce n'est jamais de la moquerie sournoise et méprisante. On rit, on se moque, on est choqué par la bêtise de certains, mais toujours, l'humain demeure et prend le dessus. Les interviews ne sont pas classées par catégorie sociale ou selon l'échelle de l’imbécillité ou de la perspicacité. Chacun est pris pour ce qu'il est. La conclusion du film est ainsi exemplaire de ce respect vis-à-vis des autres, même si on ne comprend pas leurs opinions. Chris Marker nous montre que ceux qui disent des horreurs sont avant tout enfermés en eux-mêmes et qu'il ne sert à rien de les rejeter. Selon lui, la vérité est le chemin qu'on se force à prendre pour l'atteindre cette vérité trop lointaine. L'essentiel est d'avancer, dans Paris ou ailleurs, mais toujours vers les autres.
 
Cette leçon peut paraître trop naïve, en particulier aujourd'hui, mais il faut aller voir le film pour en être convaincu. Les deux cinéastes ne nous livrent pas seulement un documentaire au sujet passionnant (une ville, si particulière, et ses habitants). Ils nous offrent une véritable exploration ethnographique et plastique de Paris. La voix d'Yves Montand et la musique de Michel Legrand viennent apporter de la douceur aux réponses parfois arides. Et les gros plans sur les visages ne sont pas seulement des têtes filmées de près, ils font signe vers quelque chose au-delà de la situation concrète, tout en restant incroyablement physiques. Il est rare de voir la magie du cinéma opérer de manière si complète dans un documentaire. On pourrait comparer Le Joli Mai à des films comme Chroniques d'un été de Jean Rouch et Edgar Morin, qui fonctionne selon un principe similaire, ou encore L'Esprit de 1945, le dernier film de Ken Loach. Mais il possède en plus une valeur historique, en nous faisant découvrir une période moins connue, entre deux époques, et un optimisme étonnamment moderne, une tolérance pour l'erreur humaine qui poussent à la patience. Certains parisiens ne savaient pas ou ne voulaient pas savoir, en ce mai 1962, ce que représentaient les accords d'Evian pour l'Algérie et la France, mais d'autres s'en préoccupaient. Alors il faut continuer à avancer vers cette vérité en forme d'idéal, qui peut aussi, de temps en temps, se matérialiser en un film.