Mignon-ne mon amour: la ke'ai culture à Taiwan

Zoé Piazza, correspondant à Taïwan
10 Mai 2015


Objet de curiosité et d’incompréhension pour les occidentaux, l’engouement pour le mignon à Taiwan est un phénomène massif qui touche toutes les sphères de la société, particulièrement les jeunes femmes. Sexisme déguisé, culte de la jeunesse ou refus de vieillir, quelles sont les réalités sociales que cache ce phénomène ? Décryptage.


Crédit Zoé Piazza. Devanture d'un coiffeur dans le quartier de Ximen, Taipei
Le mignon est partout. À Taipei, il suffit de déambuler dans les rues de Ximen ou du marché de nuit de Shilin pour s’en convaincre : les boutiques vendant des coques de portable Hello Kitty, des trousses en forme de bébé panda ou encore des figurines de chiots se sont développées à foison. Mais cet intérêt pour le mignon, ou « 可愛 » ke’ai en chinois, est loin d'être une simple pratique de consommation. Il représente aussi tout un ensemble de codes esthétiques et comportementaux, notamment chez les femmes. En témoignent par exemple le port de lentilles de contact permettant d’agrandir l’iris de l'oeil, donnant ainsi un regard innocent, ou encore l’adoption de mimiques enfantines au moment de prendre des photos. Véritable phénomène de mode issu du Japon, largement propagé à l’ensemble de l’Asie de l’Est, le « ke’ai » tend même à faire partie intégrante de l’ « identité asiatique ». Mais quelles réalités sociales se cachent derrière ce phénomène culturel ?

Révélateur d’une structure sexiste de la société ?

« 可愛 » signifie littéralement en chinois « adorable ». Selon l’anthropologue en langue Catherine Farris, la notion de mignon est aussi intrinsèquement liée à deux autres caractéristiques : celles de la faiblesse et de la féminité. Elle explique que le mot renvoie à tout ce qui est innocent, vulnérable, et à ce qui, en conséquence, peut éveiller un sentiment de tendresse et d’attention bienveillante. Tels sont précisément des critères que M.Wu, un électricien de 29 ans, évoque concernant les femmes : « les femmes n’ont-elles pas pour but d’être choyées et dorlotées ? ».

Crédit Zoé Piazza. Affiche d'une candidate KMT à l'occasion des élections locales (novembre 2014)
Comme Farris le souligne, la douceur juvénile serait une caractéristique intrinsèque au sexe féminin et attendue chez chaque femme, particulièrement chez celle en âge de se marier. Lorsqu’on lui demande d’évoquer ses critères de sélection d’une épouse, M. Wu évoque la docilité (聽話tinghua), l’écoute (體貼titie), et la beauté (漂亮piaoliang). Cela n’est pas sans rappeler les critères confucéens de l’épouse modèle, dont il est attendu qu’elle soit toujours humble, attentionnée et révérencieuse vis-à-vis de son mari.

Incarnation moderne de principes traditionnels ?

Tzu I-Chang, chercheur à l’université de Washington, vient questionner cette idée dans son article « The power of cuteness – female infantilization in urban Taiwan ». Selon lui, l’idéal confucéen de la femme au foyer a été largement promu par le régime du Komintang, au pouvoir à Taiwan de 1949 à 2000. Mais c’est une réalité qui, aujourd'hui, tend à disparaître : la croissance économique et la participation croissante des femmes dans le marché du travail tendent de plus en plus à rendre l’image de la femme au foyer désuète. Tzu I-Chang explique que si la pratique du « mignon » a bien pu constituer un temps une perpétuation inconsciente de codes comportementaux reflétant des conditions sociales asymétriques, celle-ci a changé. Se comporter de manière adorable pour une Taiwanaise aujourd’hui n’est plus quelque chose de subi mais de pleinement conscient. Autrement dit, le mignon aurait glissé d’une forme d’habitus à une forme de performance : alors qu’il était signe de conformisme et de soumission sociale, il est aujourd’hui une illusion volontaire. 

De l’habitus à la performance

Le fait que les femmes soient de facto indépendantes économiquement et qu'elles n’aient plus besoin des hommes pour vivre menace irrémédiablement l’ordre patriarcal de la société. C’est précisément ici que le mignon prend tout son sens : il s’agit de donner l’impression aux hommes que les femmes sont toujours dépendantes. « Un moyen efficace d’éviter la confrontation est, pour les femmes, d’adopter la gestuelle symbolique d’un enfant » explique Tzu-I Chang. Et de conclure : « La tendance et la consommation avide de mignon parmi les femmes taiwanaises ne sont donc pas tant une compensation d’un manque de pouvoir qu’une affirmation de pouvoir ». Le chercheur cite à ce propos la célèbre écrivaine taiwanaise Li Ang, féministe, qui déclara lors d’une interview : « Je pense que je suis une femme qui a réussi dans le sens où je suis complètement indépendante sans pour autant apparaître menaçante ». 

Phénomène de mode généralisé

Le « mignon » ne serait donc pas, ou plus, le signe d’une structure machiste de la société. C’est précisément ce détachement du mignon d’un marqueur de genre qui permettrait sa propagation à l’ensemble du corps social, car le mignon est loin de se limiter aux jeunes femmes et aux enfants dans la société taiwanaise. Il tend à toucher tous les domaines et toutes les classes, tous les genres et tous les âges. De manière assez révélatrice (concernant l’incompréhension des occidentaux face à l’engouement asiatique pour le mignon), l’auteur du blog Crackingtheegg s’est par exemple fortement étonné d’une campagne de recrutement de la Marine nationale taiwanaise, menée il y a quelques années, utilisant des poupées pour encourager les jeunes à s’engager dans l’armée.

Dans la sphère politique, Chen Shui-bien a pu marquer les esprits en apparaissant en public déguisé en Peter Pan, en Santa Claus ou encore en Superman, alors qu’il était maire de Taipei. Au moment des élections, il est par ailleurs très fréquent de voir des candidats avoir de petites poupées à leur effigie ou encore leur représentation façon manga, comme aux dernières élections locales en novembre dernier (voir photo). Dernier exemple : la compagnie aérienne Eva Air a lancé en octobre 2014 une ligne complète d’avions décorés aux couleurs d’Hello Kitty, pour célébrer les quarante ans du personnage de Sanrio. 

Crédit Zoé Piazza. Boutique de sac dans le quartier de Ximen, Taipei
Pour l’armée et les politiques comme pour la compagnie aérienne, il s’agit de surfer sur une vague de mode qui ne semble pas perdre en popularité. Moins cause que conséquence d’un phénomène déjà bien ancré dans la société, la propagation du mignon est une tendance qui s’auto-entretient : plus le phénomène est répandu, moins il est choquant de le voir apparaître dans des sphères a priori inadaptées au mignon (l’armée, la politique, etc.), plus le phénomène se répand, et ainsi de suite. Avant que les consommateurs ne se lassent, le mignon semble avoir un bel avenir devant lui !