Pérégrinations berlinoises entre punk et techno, entretien avec Mark Reeder

Chloé Marchal
20 Mai 2016


À l’occasion d’un entretien avec Le Journal International, Mark Reeder nous explique sa perception de l’évolution de la culture alternative à Berlin depuis les années 80, jusqu’à ce que la ville obtienne le statut de capitale mondiale de la techno.


Crédits : Chloé Marchal
Bien que sa relecture varie, l’Histoire du XXème siècle est ostensiblement ancrée à Berlin. Sectorisée en quatre parties jusqu’à la chute du mur, le multiculturalisme de la ville fait toujours sa renommée. Dans le quartier de Schöneberg par exemple, le street-art côtoie l’immaculé des centres d’affaires, de Potsdamer-Platz à Bülowstraße à Schöneberg. D’anciennes industries abandonnées sont reconverties en de nombreux clubs à Friedrichshain ou Kreuzberg alors que grondent depuis Ostkreuz les basses du Berghain.

Inconnu dansant. Crédits : Chloé Marchal
Les vestiges du mur de Berlin et l’ancien poste-frontière de Checkpoint Charlie sont devenus des attractions touristiques de premier ordre. Ces marques de culture alternative berlinoise contribuent fondamentalement à l’image de la ville.

Fresque murale aux alentours de Schöneberg. Crédits : Chloé Marchal

Guide touristique inconnue devant l’East Side Gallery. Crédits : Chloé Marchal

Mark Reeder et B-Movie Lust & Sound, le mythe de l’autonome scene du Berlin des années 80

Mark Reeder. Crédits : Chloé Marchal
Producteur musical, DJ, Mark Reeder est pour beaucoup l’une des icônes majeures de la culture alternative des années 80 à Manchester comme à Berlin-Ouest. Dévolu à la restitution de la culture musicale méconnue de Berlin-Ouest, le film B-Movie Lust & Sound  réalisé par Jörg A. Hoppe, Klaus Maeck et Heiko Lange en fait son acteur principal, et propose la chronique de ses aventures à Berlin dans un format documentaire.

jaquette/ affiche officielle du film
Dans ce film allemand, à coups de Super 8, de techno et d’images d’archives assemblées à la manière d’un puzzle, les réalisateurs entreprennent de restituer à l’état brut la quintessence de la culture alternative à Berlin et la sauvagerie artistique de la ville. B-Movie Lust & Sound, montre art et chaos dans une ville emmurée, attirant personnalités du monde entier. Mark Reeder l’affirme, « Berlin est une grande illusion », tout y était possible. Distribué dans les salles en 2015, présenté à la Berlinale, le film rencontre un franc succès. Il doit cette renommée à ses images inédites sur la « culture autonome » berlinoise, très peu filmée à l’époque en raison de matériel et de proscription radicale à l’Est.

Une séparation idéologique et une séparation musicale à Berlin

Mark Reeder l’explique : deux courants majeurs dynamisent déjà la ville dans les années 80. À l’Est, la culture est sous contrôle de l’État et toute démonstration, concert ou manifestation culturelle sont étudiés au peigne fin pour ne pas porter préjudice au régime communiste établi en véhiculant des idéaux révolutionnaires. Peu de discothèques, des codes vestimentaires à respecter, des DJ tenus de suivre la ligne musicale accordée par l’État – 20 % de leurs productions sont imposées. « C’était inimaginable d’y entendre un morceau de Pink Floyd par exemple ».

À l’Ouest, aucun genre ou unité artistique n’est recherché. Pourtant les esprits communient dans leur contestation politique. L’influence des secteurs français, américain et anglais engendrent une pluriculture, la ville devient une interface culturelle : les loyers misérables, des lois fermes protégeant les garants de logements et la libération des mœurs unique attirent les entrepreneurs. « La première chose que j’ai vu en arrivant à Berlin, c’était cette immense drag-queen au tabac du coin. À Manchester, cela n’aurait jamais pu être possible de voir quelqu’un comme ça dans la rue. Dans des clubs oui, mais pas dans la vie de tous les jours. À Berlin, c’était différent. Tu pouvais revendiquer être qui tu veux dans tous les extrêmes imaginables, tu t’y sentais chez toi directement ». La scène alternative est alors guidée par le disco dans les nombreux clubs gays de Berlin-Ouest et relayée par les stations de radios des secteurs respectifs telles que la BFBS, avec des figures telles que John Peel (BBC) ou Manca Deters (SFB). « Le visage de la culture alternative, c’était surtout celui des mouvements de jeunes, anti système », explique Mark Reeder. Des discothèques et salles de concerts ponctuent alors le paysage urbain de Berlin : le Metropol, Big Apple, SO36 ou des bars tels que le Risiko – pas de caméras autorisées accordant le caractère unique aux archives de B-Movie Lust & Sound – accueillent tous esprits révolutionnaires aux rythmes de groupes tels que Visage, Liaisons dangereuses, Die Toten Hosen…

Entrée du SO36, Kreuzberg. Crédits : Rita Clemens
En 1983, Mark Reeder introduit secrètement ce dernier groupe qu’il produit à l’époque. Seule une trentaine de personnes étaient conviées pour ce concert secret des Die Toten Hosen dans une église évangélique (« Erlöserkirche »), mais quelques centaines firent le déplacement. « Ça a inspiré beaucoup de gens, comme une protestation silencieuse contre l’État communiste. (…) Mais la police était juste dehors… Impossible de dire à la Stasi qu’un groupe de punk de l’Ouest était là, alors on a présenté autrement en disant que c’était simplement un petit groupe de Düsseldorf. Et ils nous ont laissé un petit moment. Moi je ne risquais rien, j’étais qu’un visiteur de l’Ouest, mais pour mes amis de l’Est ce n’était pas du tout pareil ».

Inconnue sortant du bar The Clash à Kreuzberg. Crédits : Chloé Marchal

« La véritable réunification s’est produite sur le dancefloor, dans les clubs »

Passage piéton. Crédits : Chloé Marchal
1989 fut une date charnière pour la politique : dissolution d’un État, association des secteurs, nouvelle capitale allemande et fin d’une répression idéologique. Cela a eu des répercussions directes sur les mœurs, et la première branche témoin fut la scène musicale de Berlin. « Les gens de l’est avaient enfin un choix ». Ils découvraient tout : de nouvelles musiques, de nouveaux bâtiments, l’accès aux drogues, des DJ du monde entier. Sur le paysage urbain berlinois, cela s'est traduit par la dépopularisation progressive des house parties au profit de l’ouverture de clubs techno en masse à l’Est. « À n’importe quel moment on pouvait faire la fête sans s’arrêter, et avec l’arrivée des drogues par les soldats russes revenus d’Afghanistan, le rythme de danse s’intensifiait ». La techno devenait prégnante à Berlin. Des espaces abandonnés et grandes industries de l’ancien bloc communiste en devinrent les temples musicaux à l’instar du Trésor anciennement no man’s land.

Amoureux dans la rue. Crédits : Chloé Marchal

De la libération à une libéralisation musicale

Rue. Crédits : Chloé Marchal
Mark Reeder se remémore l’inévitable impact à long terme qu’eut la chute du mur sur l’industrie musicale. « Les perspectives avaient changé, l’intrusion du capitalisme et du profit était complètement inévitable. Sinon Berlin serait devenue une ville fantôme ». Lorsqu’on lui demande s’il est nostalgique de la production musicale des années 80, Mark Reeder nie et affirme qu’il y a une scène musicale d’une qualité toujours très bonne à Berlin. « Il est simplement impossible de dissocier les genres maintenant, trance, minimal, house, tout se regroupe sous la techno ». Le DJ anglais aborde par la suite le tournant que connait la scène musicale mondiale au XXIème : Internet promet une accessibilité à tous les titres, tous les artistes, avec un automatisme anonyme. « Avant on travaillait avec des cassettes : il fallait sélectionner précisément les morceaux. Désormais avec Internet tout est disponible immédiatement quelle que soit la notoriété de l’artiste, ça change considérablement le rapport ».

Rue bleue. Crédits : Chloé Marchal
Mark Reeder nous confie son nouveau projet cinématographique : B-Movie sera suivi par E-Movie, cette fois sur le Berlin des années 90 et la scène techno. « Et bien oui, vous croyiez que ma vie s’était finie en 89 ? Vous allez voir ».