Russie : « le plus gros niveau d’inégalités financières »

Tara Heuzé-S, correspondante à Moscou
28 Octobre 2013


Plus l’hiver approche, plus le sujet devient brûlant. Dans le sillage des premières neiges tombées sur la capitale le 26 septembre dernier, se sont multipliées les visions d’horreur. Des stations de métro, aux seuils des églises, en passant par les sorties de magasins, la misère s’affiche, la misère se transforme, la misère s’impose. Et ce n’est que le début de la saison.


Crédits photo -- Tara Heuzé-Sarmini/Le Journal International
La Russie a le plus gros niveau d’inégalités financières dans le monde », peut-on lire dans l’étude Global Wealth Report 2013 du Crédit Suisse publiée le 9 octobre dernier. Si la Russie est bien connue pour ses milliardaires, soit 110 individus qui détiennent 35 % des richesses du pays d’après cette même étude, on ignore bien souvent jusqu’à l’existence même de ses 18 millions ou presque d’habitants dont les revenus sont inférieurs au minimum vital. Cela signifie qu’environ 13 % de la population russe ne peut satisfaire ses besoins de base (nourriture, logement, vêtement).

À ce chiffre, afin d’avoir une vision plus globale de la pauvreté en Russie, il faudrait ajouter tous les autres incapables d’atteindre ou de maintenir une situation de bien-être équivalente au niveau de vie moyen de la société, qui seraient qualifiés de pauvres selon des critères occidentaux.
Avec un spectre si large, la Russie est-elle le pays de tous les possibles, ou bien la cour des miracles ? Sans doute un peu des deux. Analyse.

Des visions d’horreur

Alors qu’elle se rendait à l’université, mon amie Donatella a croisé la route d’un homme, encore ivre, dont la panse de buveur de bière, fraichement suturée, suppurait par tous les bords. Que l’alcool fasse des ravages en Russie, à l’Est rien de nouveau. Mais cette vision traumatisante relève-t-elle pour autant du simple choc culturel ? Sans doute que non, car malheureusement ce n’en est qu’une parmi tant d’autres : là cette femme faisant la manche dans un passage souterrain dans l’espoir de récolter un peu d’argent pour payer les soins médicaux nécessaires à son enfant en fauteuil roulant à ses côtés ; ici cet homme d’un certain âge aux pansements rouges non d’iode mais de sang ; là-bas cette personne handicapée mendiant sur les marches d’un monastère et n’ayant pas même la possibilité d’attraper la pièce qui est tombée de ses genoux. Ou encore là, la babouchka avec ses deux concombres à vendre qui se battent en duel et le papy transformé en homme-sandwich… Il faut avoir le cœur bien accroché pour les montagnes russes.

Si plus de vingt ans après sa chute, la nostalgie pour le communisme se fait encore sentir, cela s’explique notamment par l’apparition de nouveaux problèmes et l’aggravation de certains qui s’ensuivirent en matière de pauvreté et d’inégalités sociales. Alors qu’à l’époque soviétique « tout le monde recevait de l’aide », comme l’affirmait, mélancolique, Tamara 83 ans, dans une interview donnée à OXFAM  ; aujourd’hui de nombreux acquis (gratuité des soins, de l’éducation, etc.) ne le sont plus, et la plupart des aides sociales dépend des régions, a fortiori de leurs budgets. Il y a dès lors un fossé grandissant entre riches et pauvres qui s’illustre particulièrement dans l’accès aux soins, et de très fortes disparités régionales.

Des standards très bas …

Au lendemain de la chute de l’URSS, après la libéralisation des prix, près de 70 % des habitants se sont retrouvés avec des revenus inférieurs au minimum vital (MV) de l’époque soviétique. Au cours de l’année 1992, le PIB a été divisé par deux et il faut attendre 2006 pour que le niveau du PIB/habitant dépasse son niveau de 1991.

Aujourd’hui, les minima sociaux sont encore extrêmement faibles : en matière de salaire, de retraite, d’allocation chômage, les minima sont tous inférieurs au MV. À titre d’exemple, le salaire minimum représentait seulement 7 % du MV en 2000, 28 % en 2007 et 79 % en 2009 tandis qu’il concernait 30 % des salariés. Alors qu’il est communément admis que le salaire minimum devrait au moins atteindre 40 % du salaire moyen, celui-ci atteignait seulement 23 % du salaire moyen en 2010 (qui s’élevait à 22700 RUR nets, soit à peu près 570€).

Par ailleurs, la pension de retraite minimum représente seulement 44% du MV et l’allocation familiale versée aux familles pauvres est dérisoire : elle est de l’ordre de 3 % du MV, soit à peine quelques euros par mois. De même, l’allocation minimale versée aux chômeurs représente seulement 15 % du MV. Enfin, le salaire minimum était de 4611 RUR/mois au 1er juin 2011, soit à peine plus de 100€.
Cette situation a donné naissance à ceux que l’on appelle ici aussi les « nouveaux pauvres », ces foyers qui comptent, pour la plupart, des personnes qui exercent un emploi, mais perçoivent un salaire très bas, ou encore des chômeurs et des retraités dont la pension ne leur permet pas de vivre décemment. Les personnes seules ou les couples avec un ou deux enfants composent la majorité des ménages pauvres en Russie.

Face à cette précarité, beaucoup d’orientations professionnelles se font par défaut. Sachant que le salaire moyen d’un médecin en 2011 s’établissait environ à 15000RUR (c’est-à-dire moins de 300€), on comprend les propos d’un cadre des Ressources Humaines du groupe Auchan en Russie confirmant que l’on trouve beaucoup de médecins, d’instituteurs et de professeurs employés dans l’entreprise. Enfin, les autorités russes semblent avoir pris conscience de la gravité du problème, et le président Vladimir Poutine a notamment fixé par oukase (1) son objectif de revaloriser le salaire des médecins, dans le cadre général d’une réforme qui prévoit l’injection de près de 20 milliards d’euros pour moderniser le secteur de la santé.

… variables d’une région à l’autre

En termes de niveaux de vie il y a un grand écart entre Moscou et la province. Moscou concentre 80 % des richesses financières du pays mais seulement 8 % de la population totale. D’ailleurs l’État dépense l’équivalent de 3600€/hab./an dans la capitale tandis que c’est près de quatre fois moins dans le reste du pays (environ 950€/hab./an). Les chiffres du chômage sont également révélateurs : alors qu’il est presque inexistant dans l’agglomération de Moscou où il est inférieur à 2 %, il atteint des sommets dans les républiques du Caucase du Nord : entre 47 et 53 % d’après les chiffres officiels, tout en sachant que le travail informel y occupe une place importante. D’une manière générale, on observe en Russie un fossé entre population urbaine où en proportion 10 % sont des pauvres, et population rurale où cette proportion est double.

Par ailleurs, les inégalités d’une région à l’autre sont supérieures aux inégalités d’un ménage à l’autre. Toutes choses égales par ailleurs, la région de Tioumen serait quatorze fois plus riche que des régions comme la Bouriatie ou l’Ingoutie. Le Sud et le Centre du pays, la Sibérie, ou encore la Volga sont des régions parmi les plus touchées par la pauvreté, c’est-à-dire que plus de 20 % de leur population vit au-dessous du seuil de pauvreté. Une explication réside dans le mode de financement des aides sociales. S’il existe une politique sociale au niveau fédéral (qui prend en charge notamment les retraites, les allocations chômage …), toutes les mesures pour venir en aide spécifiquement aux familles dans le besoin (allocation logement, allocation pour les familles pauvres, allocation pour les familles pauvres avec enfant/s …) relèvent de la responsabilité des régions, et par conséquent leur ampleur dépend des budget régionaux respectifs.

Familles et ONG à la rescousse

Crédits photo -- Tara Heuzé-Sarmini/Le Journal International
Les réseaux d’entraide familiale et amicale occupent une place essentielle en Russie dans le soutien des familles les plus démunies, tentant de pallier les manques d’un système de protection sociale défaillant. Ainsi, 30 à 40 % de ces familles recevraient de leur famille et/ou de leurs amis une aide financière qui représenterait 15 à 25% de leurs revenus. Cette prégnance de la solidarité familiale et amicale dans la lutte contre la pauvreté s’explique notamment par la faible présence d’associations venant en aide aux pauvres ou de fonds caritatifs, encore peu développés en Russie. Toutefois, on note l’existence d’associations de familles nombreuses ou de familles avec enfants handicapés qui apportent souvent un soutien concret (mise en place de crèches, échanges de vêtements, organisation de loisirs et de sorties culturelles) ou une représentation auprès des pouvoirs locaux.

Les couches les plus pauvres de la population, et notamment les retraités, trouvent également du secours auprès des ONG ou des organismes de charité. Ainsi OXFAM soutient en Russie le programme Action Mondiale pour la Pauvreté. Il y a cinq ans, le Samu social a ouvert dans la capitale, et par ailleurs des congrégations religieuses à l'instar des Sœurs de la Miséricorde à Moscou, affiliées à l’hôpital Saint Alexeï, œuvrent également pour la santé des plus pauvres. Malheureusement, tous n’ont pas la chance de franchir les portes d’un tel établissement. En effet, bien que la Constitution russe garantisse toujours la gratuité de l’accès aux soins, cette garantie est théorique car dans la pratique il y a ceux capables de s’offrir des cliniques privées et les autres contraints et forcés de subir des files d’attentes interminables pour des salles de soins bondées faute de moyens. S’il y a quelques hôpitaux publics respectés dans les grandes villes, notamment Saint Alexeï à Moscou, la plupart des régions n’est pas en mesure d’offrir un traitement médical à tous ceux qui le nécessitent, ni de mettre aux normes les soins proposés, ni encore de renouveler le matériel. La dégradation du service public, le développement de l’offre privée, l’essor des paiements informels aux médecins exerçant dans des hôpitaux publics, sont autant d’éléments qui illustrent un système de santé plus que jamais à deux vitesses.

Une priorité… pas prioritaire

Face à une situation sanitaire et sociale alarmante, Vladimir Poutine a fait de la résolution du problème de la pauvreté d’ici 2020 une promesse de campagne en 2012. Il déclarait alors : « De 10 à 11 % de nos citoyens vivent en dessous du seuil de pauvreté (…). Nous devons résoudre ce problème d'ici la fin de la décennie. Il faut surmonter la pauvreté, inacceptable dans un pays développé (…). Il faut redonner un caractère ciblé au système d'assistance sociale et soutenir le mouvement de bienfaisance (…). Il faut apprendre à compenser les conséquences négatives de l'économie de marché, qui fait naître intrinsèquement l'inégalité. Il faut le faire de la même manière que le font les pays qui vivent depuis longtemps sous régime capitaliste. Il s'agit notamment du soutien aux enfants issus de familles pauvres lors de l'éducation, d'habitat social pour les familles au niveau de revenus le plus bas. Il s'agit aussi de surmonter toute discrimination des porteurs de handicap, en leur assurant un accès à un bon travail et à tous les avantages. Il n'y aura de réussite sociale que lorsque les citoyens ne douteront plus de son équité ».

Pourtant, dans le projet de budget pour la période 2014-2016 sur le point d’être adopté, il est prévu de réduire les dépenses de 5 à 10 %. Alors que le budget pour les Jeux olympiques d’hiver organisés à Sotchi explose (plus de 30 milliards d’euros) et que les moyens mis à disposition du complexe militaro-industriel atteignent des niveaux de Guerre froide, les programmes les plus touchés par les coupes budgétaires sont les programmes sociaux et en particulier les retraites.

Un tableau noir ou une page blanche?

Une mendiante devant la mosquée Kol-Sharif de Kazan | Crédits photo -- Tara Heuzé/Le Journal International
Si ce tableau est bien sombre et empreint de pathos, il est à mettre en regard avec le bilan social des États dits providence. Au Royaume-Uni, le National Health System est en passe d'être encore un peu plus privatisé ; aux États-Unis le gouvernement a risqué de faire défaut à cause de Républicains qui ne veulent pas entendre parler d' « Obamacare » ; en France les logements de fortune prolifèrent à tous les coins de rue … Ces quelques exemples témoignent d’une paupérisation et d’un accroissement des inégalités qui ne sont pas l'apanage des pays émergents ou ré-émergents, comme on qualifie parfois la Russie.



Toutefois, il n’en demeure pas moins que cette dernière doit rattraper son retard, et qu’à l’heure actuelle, si l’on considère la France comme « le pays le plus assisté du monde » (selon la formule d’un Français installé à Moscou depuis longtemps, immigré et non expatrié comme il se définit), la Russie se situe à l’extrême inverse. Ne pouvoir compter que sur soi-même : les Russes l’ont bien compris depuis la chute de l’URSS et le libéralisme à outrance qui a suivi. Une telle situation explique l’état des lieux préoccupant développé ci-dessus, mais d’un autre côté elle explique aussi le dynamisme, l’énergie, l’ébullition qui font vibrer la société russe tandis qu’ils n’existent plus vraiment dans les sociétés occidentales. Ce constat est sans doute hypocrite, mais ce constat est honnête.

Parce qu’ici les gens n’ont rien à perdre, les gens sont prêts à tout. Parce que tout a été détruit, tout est à reconstruire. Parce qu’il n’y a pas (ou peu) de limite, la Russie devient un horizon de tous les possibles … pour le meilleur et pour le pire.

(1) par oukase : loi qui émane directement du Président