Thaïlande : « Le Sud du pays ressemble désormais à un camp militaire »

26 Septembre 2013


La violente insurrection qui touche les provinces du sud de l'État depuis 2004 semble sans issue. Ni le gouvernement ni les groupes séparatistes ne sont disposés à négocier. Les causes multiples de cette impasse révèlent la désunion d'une nation profondément hiérarchisée et divisée entre ses nombreuses ethnies.


Crédits photo -- SSGT STAN PARKER/USAF
5 235 morts et 9 704 blessés, c'est le bilan le plus récent du conflit qui secoue les provinces de Pattani, Yala, Narathwat et Songkhat depuis 2004. Assassinats et attentats sont devenus le quotidien des habitants du sud thaï malgré une présence militaire et policière exceptionnelle. Ce mercredi 11 septembre, trois rangers ont trouvé la mort lors d'une fusillade avec des insurgés. Le gouvernement avait annoncé au début du mois la tenue de négociations avec l'un des principaux groupes insurgés, le Barisan Revolusi Nasional (BRN). Cependant, l'intensité des violences n'a pas diminué. Le jeudi 12 septembre, les autorités thaïes ont refusé les conditions préalables posées par le BRN, tuant dans l’œuf la seule tentative de dialogue depuis dix ans. L'espérance d'une solution prochaine aurait pourtant été bienvenue pour calmer la grogne sociale.

Le poids de l'Histoire

La fracture entre le « Far-South » et le reste de la Thaïlande est en partie historique. Les provinces de Pattani, Yala, Narathwat et Songkhat constituent jusqu'au début du XXe siècle une entité unique et autonome, le Royaume de Pattani. Lié par une relation tributaire au Royaume de Siam, il devient un centre de culture et de recherche majeur du monde musulman à la suite de la conversion du roi au XVe siècle. Ses liens étroits avec le sultanat de Malaisie n'empêchent pourtant pas son rattachement à la Thaïlande lors du traité siamo-britannique de 1909. Cependant, les liens entre Pattanis et Malaisiens perdurent, du fait de la proximité géographique et culturelle des deux territoires.

La révolution thaïe de 1932 est un changement brutal dans l'équilibre du Sud. En provoquant une montée en puissance du nationalisme, elle rend intolérable le défaut d'intégration des musulmans malaisiens du Sud. Les programmes d'enseignement sont donc modifiés afin de favoriser la diffusion de la culture thaïe et d'instiguer un sentiment d'appartenance au sein de la population. Ces politiques nourrissent une frustration sociale qui se cristallise dans des mouvements insurrectionnels. Ceux-ci sont favorisés par l'incompréhension de dirigeants exclusivement thaïs. La situation se stabilise toutefois durant les années 1980 lorsque les autorités mettent l'accent sur un développement économique et social de la région. L'accession des musulmans aux postes à responsabilités politiques, favorisée,a positivement contribué à cette dynamique.

L'étincelle du conflit et son enlisement

En 2004, la paix relative de la région vole en éclat. L'assassinat de quatre militaires et le vol de 400 armes dans une réserve de l'armée sont suivis d'une série d'actes de violence. La loi martiale immédiatement instaurée par le gouvernement ainsi que l'usage de la torture et des « disparitions ciblées » sont sans effet. Le conflit s'enlise à mesure que les enlèvements, assassinats et attentats s'intensifient. Un événement particulièrement marquant permet de prendre conscience du climat de violence qui règne depuis. Le 25 octobre 2004, 1000 personnes ont manifesté devant le poste de police de Tak Bai. Arrêtées, elles sont empilées dans des camions afin d'être transférées dans un camp militaire voisin. 78 personnes, dont des femmes et des enfants, meurent étouffés.

L'incapacité des autorités à contrôler et comprendre les premiers temps de l'insurrection est d'abord provenue du caractère fantomatique de ses acteurs. De l'absence de revendication des attaques ont ainsi surgi des théories complotistes qui vont d'une intervention de la CIA à une mascarade orchestrée par les autorités elles-mêmes. Aujourd’hui, le conflit semble se structurer autour d'une dizaine de groupes clairement identifiés, dont le BRN est le plus connu. Tous réclament une indépendance ou une grande autonomie du Sud thaï, ainsi que le retrait total de l'armée. Toutefois, le chaos demeure. Aucun de ces groupes n'est lié aux autres et la plupart refusent tout dialogue avec les autorités.

Pauvreté, drogue et religion

Trois facteurs permettraient d'expliquer la situation actuelle. La pauvreté historique des provinces du Sud place la Thaïlande parmi les pays au plus faible PIB par habitant. De nombreux villages vivent en dessous du seuil de pauvreté. Ajoutez à cela, des inégalités frappantes entre musulmans, défavorisés, et bouddhistes, favorisés. Cette précarité structurelle favorise les trafics en tout genre, notamment le trafic de drogue en provenance de Malaisie. En constante augmentation depuis les années 1990, il intensifie la violence sociale. A partir du 11 septembre 2001, la Thaïlande a pris fait et cause pour la guerre contre le terrorisme. Un contingent de soldat thaïs a participé à la guerre en Irak. Pour certains analystes, c'est ce qui aurait constitué l'étincelle du conflit en favorisant l'implantation de groupes salafistes au Sud.

Bien que séduisantes, ces explications sont partielles et partiales. D'un point de vue économique, le Sud a connu une croissance constante depuis les années 1980 qui a bénéficié aux bouddhistes comme aux musulmans. Le trafic de drogue, bien que réellement en croissance, demeure relativement faible et il est difficile de prouver l'implication des groupes séparatistes dans son contrôle. Des enquêtes de la CIA ont établies que les connexions entre l'insurrection et le terrorisme international relevaient du fantasme. Depuis la fin des années 1980, la situation des musulmans malais du Sud a diamétralement changée. En 2004, les députés des quatre régions étaient tous musulmans. La domination historique d'une minorité bouddhiste sur une majorité musulmane était donc moindre. Les facteurs structurels ont donc pu seulement favoriser l'insurrection actuelle, sans la causer.

Dangereux jeux de pouvoir

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Selon Rattiya Saleh, professeure associée à l'université de Songhkla, « depuis que la violence a cru en 2004, les provinces du sud ont été envahies par les forces de sécurité et la zone ressemble désormais à un camp militaire ». Elle met ainsi en lumière la cause réelle du conflit qui mine le sud thaïlandais. Depuis le rattachement du Royaume de Pattani à la Thaïlande, le Sud est un microcosme militarisé ou les privilèges demeurent la norme. Les chefs militaires ont ainsi construit leur autorité sur un mélange de corruption et de coercition. Des excès rendus possibles par la totale liberté qui leur était laissée par le pouvoir central, désireux de stabiliser une zone profondément conflictuelle. Cette marge de manœuvre a été encore accrue durant les années 1970 lorsque la lutte contre les guérillas communistes était la priorité du Royaume. De cette période datent les Thahan Phran ou rangers, des milices paramilitaires payées au nombre de « têtes » tuées. Elles sont responsables d'une grande partie des violations des droits de l'homme observées depuis 2004, ce qui explique pourquoi les insurgés les ciblent en priorité.

Au-delà de facteurs historiques et structurels, ce sont donc les choix des élites politiques et militaires qui conditionnent les évolutions de la région. La pacification des années 1980 avait pu être obtenue grâce à la stabilité du carcan sécuritaire, les réseaux d'informateurs de l'armée et sa connaissance du terrain ; l'ajout de politiques sociales et à la mise en place d'institutions de dialogues entre les musulmans malais et les autorités thaïes bouddhistes. Selon Duncan MacCargo, la déstabilisation de cet équilibre au début des années 2000 par Thaksin Shinawatra est directement responsables des événements survenus depuis 2004.

Dès son accession au poste de premier ministre en 2001, celui-ci supprime les institutions de dialogue entre thaïs et musulmans. Il accroît le rôle de la police au détriment de celui de l'armée, dont il remplace les dirigeants. Le nationalisme agressif qui accompagne son discours rompt avec les tentatives de dialogue mises en place depuis les années 1990. L'effet des ces politiques est immédiat. La déstructuration des réseaux d'influence de l'armée permet un retour incontrôlé des groupes séparatistes, muselés jusqu'alors. La multiplication des arrestations aveugles et l'utilisation d'une rhétorique agressive à l'encontre des minorités brise la confiance qui avait pu naître entre thaïs bouddhistes et musulmans malais.

« Le retour de la violence reflète un défi direct du Premier Ministre Thaksin Shinawatra à des réseaux bien établis centrés sur le palais », pour Duncan MacCargo. Le Sud a ainsi été le laboratoire de la politique nationale de l'ex-premier ministre, désireux d'augmenter sa popularité au détriment de celle de la monarchie. Cette région est depuis son rattachement favorable à la famille royale, qui s'y est toujours investie au travers d'actions officielles ou d'associations caritatives. La prééminence passée de l'armée dans la région, historiquement favorable à la royauté, était directement liée à l'implication de la monarchie. Dès lors, la hausse du discours nationaliste ainsi que l'usage massif de la police apparaissent comme une volonté d'installer un nouveau réseau tout en gagnant le cœur de la majorité royaliste thaïe. Malgré la défaite politique de l'ex-premier ministre, renversé par un coup d'État en 2006, et le retour de l'armée, cette déstabilisation se fait toujours sentir.

Désunion au « pays du sourire »

Il est vrai que les provinces issues de l'ex-royaume de Pattani n'ont été que très récemment rattachées au royaume. Le degré de violence qui y règne dépend en grande partie d'un choix politique égoïste. Mais, la frustration des musulmans malais est partagée par l'ensemble des minorités de l'État. C'est pourquoi le drame qui se joue chaque jour dans le sud thaï est le révélateur des fractures de cette société multiethnique. Les thaïlandais d'origine thaïe ou thaïe-chinoise ne comptent que pour 74 % de sa population, et vivent principalement dans le centre de la Thaïlande. Les politiques assimilationnistes des gouvernements qui se sont succédés depuis 1932 ont pourtant trop fait abstraction de cette diversité culturelle. La centralisation opérée tout au long du XXème siècle a bénéficié surtout aux thaïs, accroissant ainsi les motifs de ressentiment.

Le développement rapide du Royaume rend cette question particulièrement visible. La division entre Bangkok, ville mondiale, et les régions périphériques s'accroît de manière disproportionnée. Il est peu probable que les politiques de discrimination positives qui commencent à être mises en place et le développement des infrastructures pourront suffire à résoudre le problème. Comme l'explique Rungrawee Chalermsripinyorat, « le problème réside dans la structure même de l'État ». La législation et la langue maintiennent une barrière entre thaïs et « autres », rendant inutile tout traitement simplement économique de la question. Le début d'une tolérance réelle pourrait ainsi passer par une ouverture du système éducatif, particulièrement rigide. Les jeunes générations urbaines rêvent de Japon, des États-Unis ou bien de Grande-Bretagne. Leur appétit d'émancipation grandissant pourrait être la clé d'une transformation sociale véritable.