Alain Cabras : « Il y aura un après Lampedusa »

11 Octobre 2013



La semaine dernière, un bateau transportant environ 500 migrants a fait naufrage près de Lampedusa en Sicile. Au moins 300 clandestins ont trouvé la mort. Ce soir le drame s'est répété. Alain Cabras, spécialiste de l’espace méditerranéen, livre au Journal International* son analyse sur ces drames répétés.


Crédit Photo --- Alessandro Bianchi | Reuters
Crédit Photo --- Alessandro Bianchi | Reuters
Après le naufrage du 3 octobre ayant causé la mort de plus de 300 personnes, un nouveau bateau transportant des migrants a chaviré entre la Sicile et la Tunisie, ce jeudi 11 octobre 2013. Environ 50 migrants, dont une dizaine d'enfants, ont trouvé la mort dans un nouveau naufrage qui s'est produit vendredi soir au sud de Malte et Lampedusa, a annoncé l'agence italienne Ansa, mais c’est le troisième naufrage d’une embarcation transportant des migrants clandestins en l’espace d’une semaine après Lampedusa et Alexandrie. Ces drames relancent les débats sur les politiques migratoires, sur l’accueil des immigrés et leur intégration à l’échelle européenne. Il interroge également sur la concentration économique et la redistribution des richesses dans le monde.


Maître de conférences à l’Université Aix-Marseille III en « Management interculturel » et en « Dynamiques euro-méditerranéennes », spécialiste de l’espace méditerranéen et consultant pour les problématiques culturelles, symboliques, sociales et économiques au service d’entreprises et d’institutions, Alain Cabras nous apporte son éclairage.


Pourquoi Lampedusa retient plus l’attention des médias que d’autres lieux migratoires ?

C’est une question qui relève autant des Sciences politiques que de l’Histoire. Lampedusa représente aujourd’hui le miroir d’une grande question qu’on ne se pose pas en Occident : combien le monde a-t-il payé pour que nous soyons démocrates et bien gras ? Combien le monde a payé pour que nous soyons aujourd’hui ce que nous sommes ? Ça nous renvoie quand même à des questions majeures sur les notions de redistribution et de partage des richesses, et de corruption. Donc Lampedusa est au-devant de l’actualité parce qu’il y a 300 morts, mais aussi parce que ça nous renvoie à des questions de sciences politiques. Ça nous renvoie aussi à l’Histoire. Les Romains avaient construit le Limès, ce fameux mur qui traversait l’Europe pour se protéger des barbares. Aujourd’hui en 2013, malgré nos iPhone, on est toujours dans ces mêmes problématiques de protection des frontières face aux étrangers. Donc ça nous renvoie à des choses profondes, très profondes. Braudel nous dirait que ça nous renvoie aux « forces profondes de la méditerranée » qui véhiculent à peu près les mêmes flux depuis 2000 ans. Au moins.

Pourquoi Lampedusa plus qu’ailleurs est-elle un carrefour migratoire ?

Il y a un grand changement migratoire depuis 2009. Jusque-là, les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc étaient les principaux points de passage à l’extrême ouest de la méditerranée, et la Turquie à l’extrême est. Deux ans avant les révolutions s’opère un changement face à la montée de la pauvreté et de la corruption dans ces pays. Les migrants vont essayer de faire deux choses. La première est de choisir le voyage le plus court, le plus rapide, donc Lampedusa qui est à 70 kilomètres de distance entre le nord et le sud de la méditerranée. La deuxième consiste à fuir les passeurs. Les mafias étant très bien organisées à l’est et à l’ouest de la méditerranée, une concentration de migrants s’effectue au centre. Le départ des migrants est exponentiel depuis 2009, et ça explose en 2011 avec les révolutions, et le centre de la méditerranée redevient un lieu de passage des migrants.

Vous avez dit que l’Europe était dans une bonne situation par rapport au reste du monde. Est-ce que la réponse à l’immigration est-elle toujours la fermeté ou est-ce qu’il y a d’autres réponses à apporter, ou qui ont été apportées par le passé ?

Sur l’ensemble de la planète, la zone où il y a le plus de disparités entre les riches et les pauvres, c’est la méditerranée. Elle est supérieure aux différences qu’il peut y avoir entre les États-Unis et le Mexique par exemple aujourd’hui, ou entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Vous avez la plus grande disparité économique, démographique et sociale du monde. Ça vous explique que ce soit violent. Est-ce que l’Europe a toujours cherché à se protéger ? Bien sûr. Le meilleur moyen qu’elle avait trouvé après les colonisations, c’est d’avoir à sa solde des régimes qui jouaient le jeu de conserver les populations sur place, et d’empêcher tous les flux migratoires d’Afrique subsaharienne de venir en méditerranée. C’était une politique migratoire, voire sécuritaire, indirecte. On finançait un régime pour faire le boulot à notre place. Depuis 2011, c’est un peu plus compliqué. Cette politique continue avec le Maroc et l’Algérie qui jouent le jeu, elle ne marche pas du tout avec la Tunisie ou la Libye, et quand le Sinaï va basculer complètement dans les mains des djihadistes, on ne contrôlera plus rien par l’Égypte. L’Europe s’est toujours protégée de deux grandes manières : directement ou indirectement. Depuis 2011, soit les pays continuent de faire le boulot, soit on revient au Limès. Mais c’est une question qui nous hante dans nos sociétés post-modernes, on ne supporte plus le sang, il faut éloigner la mort et la maladie... Alors voir des gens mourir sur nos côtes nous choque. Et en même temps on sait qu’on ne peut pas accueillir tout le monde, ce qui nous renvoie à des questions philosophiques importantes.

Installer une zone de libre circulation propre à l’espace méditerranéen peut être une solution envisageable ?

Juridiquement et politiquement ça peut être envisageable. Dans le cadre des accords de Barcelone de 1995, on avait fait une promesse de libre échange au Maroc à compter de janvier 2010, et la même promesse avait été faite à la Tunisie. Même si ces promesses n’ont pas été respectées, ça prouve que juridiquement et politiquement c’est faisable. Économiquement et socialement ça reste le gros débat. Quand on compare les paramètres économiques et sociaux entre les populations du Nord et du Sud ça semble très compliqué, d’autant plus avec la crise financière de 2008. Le seul problème c’est que vous êtes dans des schémas de représentation. Répondre par l’affirmative ou la négative est sujet à des interprétations d’ordre politique et idéologique ce qui complique d’autant plus la question. Les plus grands experts de la région, qui se réunissent chaque année pour la semaine économique de la méditerranée, disent depuis des années que c’est la catastrophe économique des deux côtés et qu’ils ne voient pas comment intégrer 30, 40 ou 50 000 migrants tous les mois, puisqu’on ne peut leur réserver qu’un sort de précarité, de prostitution et de maltraitance sur notre sol étant donné qu’ils n’auront pas accès aux richesses convoitées. C’est un débat très dur.

Ces événements peuvent-ils avoir une influence sur le paysage politique français ?

L’effet Lampedusa modifie forcément notre vision politique. Il y aura un après-Lampedusa du point de vue des politiques migratoires européennes, qui vont sans doute serrer la visse un peu plus fort, mais permettre aux migrants qui entrent en Europe d’être mieux traités, de manière plus humaine. On risque d’avoir une réforme européenne du droit de l’immigration et du droit de l’intégration, tout en concentrant la puissance militaire pour qu’il y ait moins d’entrées. Aujourd’hui, les partis de la droite populaire montent partout en Europe et on constate une diversité des extrêmes-droites. Certains sont anti-Europe, d’autres européistes et rêvent du grand règne de l’ordre sécuritaire en Europe. Je pense que ça va aggraver des clivages qui n’avaient plus de raison d’être, et ça va entraîner des votes. Je ne crois plus aux coïncidences : il y a Lampedusa, il y a Brignoles.


Interview réalisée en collaboration avec Aurélien Ideale, Laetitia Pepe, François Lefebvre, Lise Gougis, Charlotte Saby et Alexandros Kottis.

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Alexandros Kottis
Etudiant en journalisme - Institut d'Etudes politiques - Institut des Hautes Etudes de l'Amérique... En savoir plus sur cet auteur