Black Mirror : les dérives possibles de nos gadgets technologiques

11 Mai 2014



Une sourde angoisse crisse après le visionnage d’un Black Mirror. Cette nouvelle série apparue outre-manche il y a déjà 3 ans fait son apparition depuis peu sur les écrans français. Talentueuse et profondément dérangeante, elle réfléchit avec brio sur la nouvelle donne technologique et sur les écarts qu’elle peut entraîner. Critique acerbe de nos sociétés de l’information constante et du divertissement permanent, elle explore les nouvelles aliénations permises par ces technologies dites « libératrices ». Hasard ou non, elle est ainsi devenue la série la plus commentée du net chinois en 2013.


Crédit DR
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L’écran est noir. La télé, l’ordinateur ou le smartphone viennent de s’éteindre. L’angoisse est là, pesante et sourde devant l’interface autrefois lumineuse et gaie. L’obscurité installée, ce ne sont plus que des black mirrors, de sombres artefacts qui ne font que refléter notre visage blême et dérangé, confiné dans sa si soudaine solitude. Le média absent, l’homme déconnecté se sent bien perdu. Sonné, il s’étend hagard, à la recherche de réponses, d’un sens et d’une logique à ce qu’il vient de voir : une longue nuit poisseuse et torturée l’attend. 

Diffusée tardivement, presque cachée sur la quatre, la série britannique Black Mirror prend les airs d’un midnight movies. La tension de l’étrange, oppressante, horrifique, s’installe. Le quotidien si confortable devient menaçant, nos habitudes si agréables apparaissent comme de terribles renoncements. L’élégance du design de notre ordinateur se fait piège, le ronronnement de sa soufflerie hostile et son voyant lumineux se transforme en terrible œil rouge et froid, attendant patiemment notre retour, pour mieux nous absorber. 

La technologie horrifique : une critique sans concession

La critique est ici acide, sans concessions, brutale. Crée en 2011, cette série s’est donnée pour but de cerner le « côté obscur de notre addiction au gadget » et plus largement aux nouvelles technologies de l’information et du divertissement. Elle offre une véritable bouffée d’air frais dans le monde des séries tant par sa qualité que par son originalité narrative. Délaissant le schéma habituel d’une intrigue au développement long, soutenue par de nombreux épisodes de format court, elle revient au modèle de l’anthologie : des scénarios, des histoires indépendantes avec des univers, des castings différents. Le dépaysement est constant et permet d’explorer un grand nombre de thématiques. L’idée de base étant toujours la même : imaginer les applications les plus terribles d’une technologie, ses bouleversements et l’horreur qu’elle permet, une société à chaque fois déshumanisée. 

Ainsi dans "quinze millions de mérite", Black Mirror nous présente une société qui marche littéralement au mérite, où pour vivre il faut s’astreindre à pédaler en permanence dans des salles de sports aseptisées, devant des écrans débilitant. Le virtuel y est ainsi la seule possibilité d’accomplissement, là où la personnalisation de l’avatar est plus impérative que l’alimentation et où la publicité remplace la culture. Ensuite, dans "Retour à l’image", on nous conte l’apparition d’une technologie de stockage de la mémoire qui rendra universelle et permanente l’obsession pour le passé, avec ses remords éternels, ses nostalgies inconsolables et un présent anémié qui semble interdire par là tout futur. 

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Enfin dans "L’hymne national", le scénario hypothétique d’une demande de rançon adressée au premier ministre britannique. Postée sur Youtube, le ravisseur lui demande en échange de la vie de la princesse royale, d’avoir des relations sexuelles avec un porc. Pressé par une opinion dont la tyrannie est désormais instantanée, volatile et alimentée en permanence par une presse sans conscience éthique, l’homme relié à la technologie est plus que jamais seul face à ses semblables. 

Et si Big Brother était en chacun de nous ?

Oeuvre d’anticipation, chaque épisode narre de fait les histoires indépendantes d’individus étouffés par un système. Le schéma est classique : ceux-ci sentent l’indignation grandir, commencent à s’échauffer, refusent, se révoltent, semblent sur le point de dépasser la contradiction puis échouent. Le système les mâchent et les digèrent, la dystopie peut continuer. Orwell ou Huxley ne sont ainsi jamais très loin et peuvent même apparaître comme étant trop proches. L’idée en fait, n’est pas de réinventer le genre de l’anticipation mais bien de réactualiser cette approche. 1984 ne sera pas. Non pas parce que l’humanité a progressé vers le paradis terrestre mais parce que Big Brother est obsolète. L’homme n’a plus besoin d’aller dans la cellule 101 pour accepter la vérité du parti. Personne ne le forcera à devenir un rouage d’une société inhumaine. Le cauchemar totalitaire s’est individualisé, la technologie, démocratisée, permet la satisfaction bien sage et ordonnée des rêves individuels. 

Au XXIème siècle, le héros n’est plus ramené à l’ordre, il se suicide de lui-même, accomplissant le saut de la conformité de façon responsable et rationnelle. Élevant son individualité et la poursuite de ses désirs au-dessus de la vérité dont il était le détenteur, il préfère sacrifier la liberté de tous pour la commodité illusoire dont on l’abreuvera. Sorti un bref instant de la caverne, il comprend que ses congénères n’ont retenu de Platon que le Banquet. C’est un prophète repus. Son verbe, tout incisif qu’il peut être, se résume ainsi à un effet de mode « cool » mais n’est plus un appel à l’engagement. 

C’est là le fait intéressant : la technologie a fait de l’homme son propre bourreau. Nos attirances personnelles, nos goûts et nos idéaux deviennent nos propres chaînes. La surveillance, le contrôle et l’aliénation n’ont plus besoin d’être centralisés, ils sont désormais individualisés en chacun de nous. Notre libre-arbitre, notre conscience et même notre révolte initiale, connectés, partagés sont ainsi les instruments de notre soumission. La dissidence n’est plus possible : elle n’est plus qu’un courant d’opinion distrayant, une source de fantasme ou de répulsion. Le sérieux a disparu. Le système est devenu omnivore et n’a plus besoin d’une pensée unique pour parfaire son contrôle : il agrège tout, banalise et édulcore. Ne ressemblant à rien, n’engageant personne, il est accepté par tous.

Un écho chinois

Phénomène pour le moins intéressant, la série connaît un véritable engouement sur la toile chinoise, devenant en 2013, à l’occasion de la sortie de sa seconde saison, la plus commentée de ses internautes. Coïncidence ridicule ou rencontre pleine de sens ? Le Global Time, quotidien chinois, s’en fait l’écho, lui qui parle d’un « miroir tendu vers notre âme ». Il faut dire que le pays est en pleine ébullition, engouffré dans une croissance à marche forcé qui le laisse sans repère, entre communisme d’Etat et individualisme forcené. Devenu tout entier schizophrène, l’ultralibéralisme économique y assure la survie d’un pouvoir autoritaire dont l’idéologie est devenue une méthode de management comme une autre. Aucune force sociale ne peut s’articuler contre lui. La société est désormais fragmentée en minuscules unités tout occupées à assouvir leurs désirs matériels. 

En l’absence de véritables garde-fous, certains scénarios de Black Mirror semblent même devenir réalité. Ainsi en 2012, un canular prend des dimensions monstrueuses, intoxiquant les médias officiels et la population, obligeant les autorités à se justifier de faits totalement absurdes. L’article « 3D Titanic suggests stricter censorship, No 3D boobs for Chinese viewers » (http://offbeatchina.com/a-real-life-black-mirror-moment-how-a-joke-evolved-into-news) de Offbeat China enfle tellement qu’il frôle la crise diplomatique lorsque D. Cameron y fait allusion. Virtuel et réel se mélange allègrement, les citoyens préférant les rumeurs et les théories du complot aux propagandes d’État. 
 

« A real black mirror moment »

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Futuriste, hypothétique, voilà des adjectifs qui rassurent. La tentation est forte d’écarter ce qui finalement ne serait qu’une blague grossière longue de quarante minutes. Cependant, Black Mirror n’est pas uniquement la dystopie d’un scénariste anglais retord, il est un projet en développement. Créer l’avatar de son défunt mari à partir des données des réseaux sociaux ? Eterni.me devrait bientôt vous ravir, car il est en cours de développement. Se voir gratifier de crédits à dépenser par le visionnage des publicités ciblées ? Connectez votre Kinect à sa toute flambant neuve Xbox One. Inutile alors de vous parler des Google Glass qui pourront enregistrer l’intégralité de ce que vous avez vu dans une journée, une semaine, un mois, pourquoi pas une vie ? 

Il ne s’agit pas d’être obscurantiste et de refuser l’amélioration des conditions de vie permise par la technologie. Néanmoins définir ses limites est une nécessité salutaire, notamment celle existant entre l’utile et le gadget, entre ce qui élève l’homme et ce qui le divertie, le détourne de ses besoins essentiels, autrement dit qui le déshumanise. La technologie semble en effet permettre le rêve d’Icare de se réaliser. « L’humain augmenté » est ce qui ressemble le plus à l’omniscience et à l’omnipotence des Dieux. Freud parlait déjà à ce propos de l’apparition d’un « Dieu prothétique ». Dès lors, sans en appeler aux foudres accompagnant le péché d’hubris, ce rêve apparaît de plus en plus comme une fuite. Le virtuel se rapproche de l’idée du paradis terrestre, lesté de la pesanteur du réel imparfait et irréductible à notre volonté. Il tend à nous écarter des problèmes concrets et à nous isoler de la communauté humaine. Enfin et comme expliqué plus haut, il permet le développement d’un nouveau type de dystopie totalitaire, fondé sur la satisfaction individuelle et la conformation qui en découle. Les choix n’ont plus besoin d’émaner d’un collectif tout puissant pour être aliénant. L’homme devient un cyborg monstrueux et inaccessible, aux sentiments refoulés et inconnus. 

Toujours connecté, le dialogue disparaît au profit d’une communication automatique et morne ou son semblable est une chose, un paramètre d’une univers paramétrable, voire une incongruité dérangeante dans la course à la satisfaction. Prêche apocalyptique, il explique néanmoins la persistance de pouvoirs autoritaires en cette « fin de l’histoire » qui se devait être démocratique. En plongeant leur société dans l’hypocrisie et la liberté factice de la réussite économique ces régimes ont réussi à asseoir leurs dispositifs policiers et répressifs. Tout reste alors à savoir si cet « effet secondaire » de la drogue technologique est une incongruité malheureuse ou s’il est au contraire la norme future. Ce qui reste sûr c’est l’exigence d’un journalisme responsable qui ne se résumerait pas à un support publicitaire où interaction rimerait avec récréation. A l’heure de l’info-obésité, le digital native s’il veut rester un citoyen au sens plein d’un individu libre de choisir son destin politique se doit de s’imposer la même rigueur dans le traitement de l’info que le professionnel. Si l’aliénation s’individualise par la technologie, cette dernière doit être de même l’instrument de l’indépendance de chacun. Le risque est une fuite sans fin de l’homme après des chimères, poursuivis par les démons d’une réalité réactionnaire. Un écran noir, une voie sans issue. 

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Vincent Tourret
Rédacteur pour Le Journal International et boucanier à ses heures perdues. En savoir plus sur cet auteur



1.Posté par Martin le 13/05/2014 15:44
C'est donc bien de cela que le groupe Arcade Fire parlait dans sa chanson ?
https://www.youtube.com/watch?v=6iHk6f6vvS4

2.Posté par Florian Lassous le 17/05/2014 09:38
C'est l'inverse Martin, le titre de la série fait référence a la chanson d'Arcade Fire ! La chanson est parue sur l'album Neon Bible sorti en 2007 si ma mémoire est bonne tandis que la série a débuté en 2011...

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