Cambodge : comprendre la société post-Khmers rouges

Octavie Maurel
12 Juin 2015



Quarante ans après le génocide des Khmers rouges, les Cambodgiens appréhendent leur avenir avec difficulté. Quatre ans ont suffi au régime du Kampuchéa démocratique pour éradiquer plus de 20% de la population cambodgienne. Aujourd'hui, 65% des Cambodgiens ont moins de 30 ans. Ce peuple caractérisé par sa juvénilité est en quête de conscience et avide de prospérité. La stabilité de leur futur est cependant mise à mal par le rapport complexe et profond qu'ils entretiennent avec leur histoire. Analyse.


Crédit Nicolas Malinowski
Crédit Nicolas Malinowski
Les Khmers rouges, régime communiste d'inspiration maoïste-léniniste, ont occupé le Cambodge à la fin des années 1970 sous la direction de Pol Pot. Soucieux de rendre leur pays économiquement attrayant grâce au développement de la riziculture, les dérives de cette idéologie ont causé la mort de 1,7 million de personnes, au grand renfort de travail forcé et d'assassinats arbitraires.

Malgré l’effervescence des marchés, l’odeur de cuisine qui envahit les ruelles et les rires des jeunes cambodgiens qu’on entend aux carrefours, la morosité est palpable à Phnom Penh. Ville-théâtre de l'ascension au pouvoir des Khmers Rouges il y a 40 ans, la cité garde encore les traces de la brutalité du régime du Kampuchéa. 

Crédit Nicolas Malinowski
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Au cœur de la ville se trouve un bâtiment semblable à un lycée. Cet ancien lieu d'enseignement et d'apprentissage n'accueillera plus jamais d'écoliers en blouses blanches. En 1975, l'Armée révolutionnaire du Kampuchéa l'a transformé en prison, dont le sol porte aujourd'hui encore des traces de sang. À 17 kilomètres au Sud de Phnom Penh, se dresse le camp d'extermination de Choeung Ek. Loin de la fanfare causée par le ronronnement des cyclomoteurs, le silence y est retentissant. Ici, 17 000 personnes ont péri sous les coups des tortionnaires. 

Le murmure d'un passé sombre résonne parmi le brouhaha des rues de la capitale. Malgré tout, le regard perçant des Cambodgiens semble s'enfoncer dans l'avenir sans s'attarder sur un souvenir révolu. 

Outre les morts que les Cambodgiens ont eu à pleurer, les conséquences culturelles de la gouvernance rouge sont déplorables. L'éradication des intellectuels ne partageant pas leur vision, premier danger des régimes totalitaires, était l'ambition principale des partisans du régime. Après avoir déraciné la culture de leur propre pays, les Khmers rouges, en imposant leur conception unique, ont anéanti l'espoir d'une vision alternative de la société. Ils ont réprimé dans le sang les esprits qui s'aventuraient à penser différemment.

Après le renversement du Kampuchéa en 1979, le nombre de personnes instruites a été considérablement réduit. L'enseignement du génocide n'a pu être partagé sur les bancs des écoles qu'en 2010. La question de savoir comment et dans quelle direction peut avancer un peuple dont ses propres origines demeurent incomprises est lancinante. 

Économie prometteuse tournée vers l'extérieur

Crédit Nicolas Malinowski
Crédit Nicolas Malinowski
Le Cambodge n'a pas tardé à mesurer l'impact bénéfique d'une politique extérieure attractive. De ce fait, l'obtention d'un visa de travail est devenu une banalité. Le gouvernement cambodgien facilite les échanges et accueille à bras ouverts les investisseurs étrangers. Cette politique permissive a porté ses fruits : depuis les années 1990, le pays n'a cessé de connaître une croissance à deux chiffres. Il n'en demeure pas moins que 31% de la population cambodgienne vivait toujours sous le seuil de pauvreté en 2007 selon une étude de l’ONU. En dépit d'un taux de chômage dérisoirement bas, approchant les 3,5 %, la présence de travailleurs pauvres et l'inégale répartition des richesses restent à déplorer. 

La société cambodgienne souffre toujours de grands déséquilibres. Les Khmers rouges ont laissé derrière eux de nombreux orphelins et citoyens traumatisés, qu'il s'agit aujourd'hui de réintégrer. La plus grande disparité réside cependant dans le fossé qui sépare les citadins des habitants de zones rurales, où vit la plupart des Cambodgiens. Alors que la pauvreté a été amoindrie de 60 % à Phnom Penh, elle ne l'a été que de 22 % dans les campagnes. Le gouvernement a également procédé à l'expropriation d'étendues considérables de terrains agricoles, au profit d'entrepreneurs privés, laissant un bon nombre d'agriculteurs sans terres. Au sein d'un pays à 85 % rural, l'immense majorité des Cambodgiens peinent ainsi à faire entendre leurs voix, dans un contexte où l'intérêt des fortunés se confond avec celui des gouvernants.

La persistance et la longévité de ces inégalités constituent une menace imminente pour la stabilité, récemment acquise, de la société cambodgienne. L'équilibre du régime doit perdurer grâce à la promotion des droits de l'homme. Et le Cambodge est aujourd'hui témoin de ses progrès : il jouit d'élections libres, la peine de mort a été abolie en 1989 et la diffamation n'est plus considérée comme un délit. Mais la possibilité d'avancer individuellement reste entravée par la déconsidération de l'identité et des racines des Cambodgiens. Aujourd'hui, recréer son propre ferment est l'aspiration première de la nouvelle génération. La lutte contre l'amnésie historique permet de sensibiliser la jeunesse cambodgienne et de lui donner toutes les cartes en main afin d'oser exprimer son ressenti. 

Un travail de mémoire

Un travail de mémoire est ainsi indispensable à la réconciliation nationale. Les organisations non-gouvernementales se substituent à l'insuffisance de formations juridiques, due à la disparation de nombreux intellectuels au cours des années 1970. 2 099 ONG ont été créées au Cambodge en 10 ans, selon un recensement mené par le Cooperation Committee of Cambodia en 2011. À l'aide d'expositions et de débats, elles promeuvent l'apprentissage du passé. Alors que certains textes de lois souffrent d'un manque de transparence et de lisibilité, certaines organisations non-gouvernementales comme Destination Justice, s'attèlent à valoriser la compréhension de leurs droits aux yeux des Cambodgiens. La création d'un État de droit doit se faire communément avec une prise de conscience des citoyens sur leurs prérogatives. 

La forêt de Bokor, au sud-ouest du Cambodge, abrite encore quelques rares tigres et léopards. Cette indication, évoquée par le garde-chasse, provoque en général la crainte de se retrouver nez-à-nez avec l'un de ces félins. Mais la surprise n'est pas celle que l'on croit. Le face-à-face advient en réalité avec de vastes étendues déforestées et entourées de complexes hôteliers. Pas d'animaux sauvages à l'horizon, mais des blocs de béton éparpillés ça et là, s’accommodant de la frondaison.

Le gouvernement ne pose pas de limite à l'investissement, qu'il soit touristique, industriel, d'origine nationale ou étrangère. Cette complaisance se réalise surtout au détriment d'un patrimoine culturel, biologique et environnemental. L'absence d'homogénéité architecturale traduit une brèche dans l'approfondissement de la réflexion concernant les politiques d'urbanisation. C'est ici que réside le paradoxe de la société cambodgienne : comment préserver un héritage culturel et patrimonial sans avoir conscience de sa richesse ? Là encore, les affres du régime des Khmers rouges se font sentir. En arrachant le peuple khmère à sa culture, le Kampuchéa a conduit les Cambodgiens à se focaliser sur l'avenir... Au détriment de la compréhension de leurs racines.

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