Colombie : les « Ningún nombre », des cadavres adoptés

12 Février 2015



Depuis plusieurs décennies, des cadavres à la dérive sur la Magdalena sont repêchés par des inconnus qui s’attachent à leur donner une sépulture. De nombreuses victimes, tuées et jetées dans le fleuve retrouvent ainsi une seconde famille après avoir été abandonnées et oubliées : explication d’une pratique hors normes.


Le fleuve Magdalena - Crédit Ben Box
Le fleuve Magdalena - Crédit Ben Box
Tous les jours, la Magdalena, principal fleuve de Colombie long de 1 500 kilomètres, transporte des corps sans vie. Tous les jours, ces corps sont recueillis sur les rives par des pêcheurs. Et tous les jours les habitants des villages voisins adoptent ces corps, découverts sans personne à l’horizon pour leur accorder une sépulture. Trouvés sans identité manifeste, ces morts sont baptisés les Ningún Nombre, les « sans nom » en espagnol. Les familles adoptives prennent à cœur leurs responsabilités et s’occupent d’eux en leur portant des fleurs et en leur récitant des prières. Certains s’autorisent même à leur donner des noms et discutent avec eux. Comme des confidents, des membres de leur famille.

Dans le village de Puerto Berrio, les 50 000 habitants se sont petit à petit tous familiarisés avec l’idée de recueillir les corps du fleuve. Tous les morts du village ont aujourd’hui des parents adoptifs. La foi est extrêmement présente chez ces colombiens qui n’hésitent parfois pas à se disputer pour récupérer un Ningún Nombre et prouver un peu plus leur bonne conduite. « El Pancho » est le surnom attribué à Don Fransisco Luis Mesa, le pêcheur hors norme de Puerto Berrio. Cet homme a aujourd’hui passé plus de 25 ans de son existence à ramasser les corps dans le fleuve avant de les mettre dans des tombes et de réaliser une cérémonie.

Cette situation, au premier abord assez macabre, a en fait des effets assez remarquables et inhabituels. Malgré ces démonstrations atypiques de générosité, il ne faut toutefois pas oublier la triste vérité. Ces morts sont toutes les victimes du conflit colombien, long de déjà plus de 30 ans.

Un conflit violent ininterrompu

Depuis trois décennies, les guérilleros communistes s’opposent aux paramilitaires d’extrême droite. Entre les deux parties rivales de ce conflit se trouvent les habitants des populations voisines, agressés et brutalisés. La majorité d’entre eux est forcée de s’enfuir, laissant tout derrière eux. Pour les moins chanceux, ils perdent la vie et leurs corps sont ensuite jetés dans la Magdalena. Il reste toutefois illusoire de prétendre que tous les corps du fleuve ont été identifiés comme étant des victimes du conflit colombien. Et pour cause, une grande majorité d’entre elles n’a pas été inscrite dans le registre des disparus.
Crédit Mandy Cano Villalobos
Crédit Mandy Cano Villalobos

La précieuse collaboration du gouvernement

Ces dernières années, de plus en plus de demandes émergent et les familles en deuil cherchent à retrouver les corps de leurs défunts. Face à ces sollicitations, le gouvernement et le président de la Colombie, Juan Manuel Santos ont déployé plus de moyens. Le chef d’Etat a en effet appuyé les services de recherche, grâce auxquels près de 10 000 cadavres ont pu être identifiés. Un nombre croissant d’officiers et de médecins légistes est mobilisé chaque jour, à la fois pour contacter les familles des cadavres mais aussi pour déterminer la cause du décès. 

Pour les personnes exilées, le gouvernement tente d’indemniser au mieux qu’il peut les victimes en leur octroyant des compensations pour les nombreux hectares qui leur ont été arrachés. Une chose est certaine, le gouvernement œuvre pour mettre un terme au conflit colombien, qui s’affaiblit d’année en année, mais qui est toujours présent. 

Le soutien du Comité International de la Croix Rouge

Chaín, le fossoyeur du village de Bocas de Satinga ramasse lui aussi, comme « El Pancho » de Puerto Berrio, les corps flottants sur le fleuve. Mais l’action de Chaín a une particularité. Il enterre tous les corps non identifiés dans un coin bien précis du cimetière de son village. Il matérialise toujours avec soin l’emplacement exact des tombes des Ningún Nombre. Une plaque de ciment où sont écrites toutes les informations trouvées est apposée au-dessus de chaque sépulture afin de faciliter les recherches des familles en deuil. Cette idée ingénieuse provient en fait du Comité régional de la Croix Rouge, qui peut compter sur Chaín pour placer ces plaques. 

Malgré cette première mesure, le CICR ne compte cependant pas s’arrêter là. Son objectif actuel est de faire venir des médecins légistes pour effectuer l’exhumation et l’identification des corps. Le CICR travaille également à la rénovation de la morgue de Bocas de Satinga ainsi qu’à la construction de chambres froides pour les Ningún Nombre, afin de faciliter les recherches d’empreintes digitales et les analyses qui pourraient permettre l’identification du corps.

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Justine Rodier
Etudiante en licence de Science Politique, j'ai toujours été curieuse de découvertes, ce qui me... En savoir plus sur cet auteur