Comment faire campagne au-dessus des lois (électorales)

Elsa Filizetti
9 Août 2012



Lorsque l’on évoque l’idée de fraude électorale, il nous vient rapidement à l’esprit la récente réélection de Vladimir Poutine à la tête de la Russie, ou encore, les parodies d’élections malheureusement bien connues dans certains pays africains. Mais qui irait soupçonner une démocratie bien établie et reconnue ? C’est pourtant bien un scandale de ce type qui secoue actuellement le Canada, alors que son proche voisin Nord-Américain prépare ses élections.


Trois affaires pour un même parti : les faits

Comment faire campagne au-dessus des lois (électorales)
Dans le viseur des médias et de l’opinion publique, le Parti Conservateur, au pouvoir depuis 2006. Il est soupçonné d’avoir enfreint la loi électorale dans trois cas différents.

Le « In and Out »

La première affaire oppose directement le Parti Conservateur à Élections Canada, l’organisme indépendant qui conduit les élections et veille à l’application de la loi électorale. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de donner quelques indications concernant le système électoral canadien.
Le système électoral canadien est un « système majoritaire uninominal à un tour». Dans chaque comté ou circonscription, le candidat élu est celui qui recueille le plus de voix, même s'il n'en obtient pas une majorité absolue (plus de 50% des voix). Le candidat élu devient ainsi député de sa circonscription à la Chambre des communes. Par ailleurs, la loi électorale du Canada exige des partis enregistrés de ne pas dépasser un certain montant de dépenses pour leur campagne fédérale. Elle ne requière pas de leur part de justifier le respect de cette clause en fournissant des comptes détaillés, mais à l’inverse, au niveau des comtés, les candidats et organisateurs des campagnes doivent présenter à Élections Canada un rapport des dépenses engagées. Enfin, tout comme en France, les candidats et/ou partis peuvent se voir rembourser une partie de leurs dépenses de campagne.
Ce qui nous intéresse ici se rapporte aux élections fédérales de 2006. Le Parti Conservateur canadien faisait jusqu’à peu pression sur Élections Canada, allant même jusqu'à porter sa cause devant les tribunaux. Le motif de cette confrontation : le refus de l’organisme de verser au Parti des fonds correspondant, selon celui-ci, au remboursement de dépenses effectuées pour la campagne électorale de 2006. Une enquête a prouvé que ces sommes correspondaient en fait à des dépenses qui dépassaient le plafond autorisé au niveau national. Ces frais, le Parti Conservateur les avait imputées aux comptes de campagnes de candidats locaux afin de les voir rembourser. Le « In and Out » est ainsi le nom donné à cette pratique qui a ici permis au Parti Conservateur de contourner la loi électorale.
Le Parti Conservateur a abandonné ses poursuites au vu de cette découverte, mais il est ensuite resté assez avare de commentaires quant à cette affaire. Il devrait par ailleurs rembourser d’ici peu la part des sommes déjà versées par Élections Canada, soit environ 230 000 dollars canadiens (approximativement 177 000 euros), en plus du paiement d’une amende de 52 000 dollars (approximativement 40 000 euros), qui en comparaison semble plutôt mince.

Les fausses consignes d’Élections Canada

La deuxième affaire n’est pas encore close, mais de très forts soupçons pèsent à ce jour sur les troupes du Parti Conservateur.
Il s’agit ici d’appels frauduleux reçus par des citoyens canadiens le 2 mai 2011, date des dernières élections fédérales canadiennes lors desquelles le Parti Conservateur a conservé le pouvoir. Il faut savoir que les appels automatisés faisant la publicité d’un parti sont autorisés au Canada, sous condition que l’aval du candidat ou du parti soit précisé dans le message. Ici le discours diffusé n’était pas de cet ordre. Il s’agissait soit disant d’un appel d’Élections Canada, invitant les électeurs concernés à se reporter sur un bureau de vote différent des indications officiellement reçues auparavant. Or, d’une part, Élections Canada n’a pas pour habitude de contacter les électeurs par téléphone, d’autre part, les bureaux de votes alternatifs se révélaient en fait inexistants, et la « surfréquentation » inattendue des bureaux habituels, désignée comme cause de ces modifications, tout aussi fausse.
Par ailleurs, il a d’abord été observé que les électeurs s’étant plaints de ces communications douteuses étaient concentrés dans une seule circonscription (Guelph) de la capitale fédérale (Ottawa). Mais un appel à témoignage lancé par Élections Canada a permis de recueillir à ce jour pas moins de 31 000 plaintes, un chiffre inquiétant en comparaison des 1 400 plaintes pour des procédures non conformes enregistrées lors des élections précédentes (2008).
Enfin, il faut noter qu’un certain nombre d’appels ont été signalés par des électeurs qui se révélaient être proches de partis d’opposition (principalement du Parti Libéral, du Nouveau Parti Démocratique et du Parti Vert), mais aussi dans des circonscriptions gagnées de peu par les candidats du Parti Conservateur. L’affaire est ici extrêmement grave puisque cette diffusion d’informations faussées a pu aller à l’encontre du droit fondamental des citoyens à s’exprimer par les urnes.
L’enquête d’Élections Canada a révélé que les appels avaient été passés par l’intermédiaire de RackNine, société auparavant liée à plusieurs ministres conservateurs par des contrats de réalisation d’appels automatisés. La commande aurait été faite sous le faux nom de « Pierre Poutine », mais l’adresse IP enregistrée lors de cette commande se révèle être la même que celle d’Andrew Prescott, qui était le directeur adjoint de campagne du candidat conservateur dans la circonscription de Guelph. Reste à savoir si c’est bien Andrew Prescott qui était au clavier lorsque « Pierre Poutine » a passé commande pour ces appels automatisés frauduleux...
L’enquête se poursuit tandis que le gouvernement conservateur a tantôt accusé ses opposants politiques (en particulier le Parti Libéral Canadien), tantôt affirmé que ses troupes n’avaient rien à se reprocher dans l’affaire, tout en refusant de rendre public leurs relevés de téléphone.

Des promesses de dons fictives

La dernière affaire dans laquelle le Parti Conservateur pourrait être mis en cause concerne des électeurs sommés d’honorer des promesses de dons qu’ils affirment n’avoir jamais réalisées. Ces citoyens témoignent avoir reçu plusieurs appels, mais aussi des courriers, de la part du Parti Conservateur, les invitant à régler les 200 dollars canadiens promis lors de la campagne électorale du printemps 2011.
Un certain nombre d’électeurs concernés par ces appels sont reconnus pour leur proximité avec des partis d’opposition, d’autres se révèlent être des personnes fragiles, par exemple en maison de retraite, dans tous les cas, ces personnes certifient n’avoir jamais réalisé de promesse de soutien financier pour la campagne du Parti Conservateur en 2011.
La question qui se pose ici est de savoir comment les émetteurs de ces appels ont obtenu les renseignements personnels de ces personnes et qui est derrière ces appels, si ce ne sont pas les conservateurs en quête de ressources financières ?

Les conséquences de ces scandales

Perte de confiance des citoyens

Ces affaires nous montrent que certains partis n’hésitent pas à enfreindre la loi électorale. Ceci n’augure rien de bon pour les élections futures. En effet, cela porte directement atteinte à l’intégrité des institutions électorales canadiennes et risque d’accroître le désintérêt des citoyens pour la politique, dans un pays qui compte déjà des taux d’abstention relativement élevés (38,6% pour les élections fédérales de mai 2011).
Cependant, outre les soupçons autour d’un parti au pouvoir qui ne cesse de nier ou de rejeter la faute sur ses opposants, il semble que les faits observés ici ne sont que la partie immergée de l’iceberg. En effet, les enquêtes concernent aujourd’hui le Parti Conservateur, mais hier le Parti Libéral avait lui aussi été ébranlé par des affaires compromettantes, notamment sur l’usage des fonds publics (voir encadré : Le scandale des commandites). La crise de confiance des citoyens est donc bien plus profonde. La question qui se pose ici est de savoir comment combattre ce fléau.

Des institutions électorales à renforcer

Les actions à mener pour impliquer les citoyens et les inciter à s’exprimer par les urnes sont variées, mais la première reste de respecter et faire respecter la loi électorale, afin de pouvoir certifier le fait que les résultats des élections reflètent bien le choix des citoyens. C’est pourquoi, le principal parti d’opposition, le Nouveau Parti Démocratique, a notamment soutenu l’idée d’un élargissement des pouvoirs d’Élections Canada (pour rappel : c’est l’organisme indépendant qui organise les élections et veille à l’application de la loi électorale).
Il s’agirait ici, premièrement, d’encadrer les démarches des compagnies de télécommunication contactant les électeurs lors des campagnes. Il a par exemple été proposé de tenir un registre des compagnies autorisées à passer ces appels. De plus, la liste des clients de ces sociétés devrait elle aussi être connue de l’organisme indépendant. Au-delà, les pouvoirs d’enquête d’Élections Canada pourraient être accrus. Ainsi, l’agence pourrait obtenir le droit de contraindre les partis à lui fournir tout document nécessaire à une investigation, y compris des documents comptables.
Reste à savoir si le gouvernement jouera le jeu de la démocratie et mettra en place de telles mesures. En effet, même si le Premier ministre conservateur s’est dit favorable à ces idées, il est resté très évasif sur leur application, ce qui ne fait qu’augmenter les soupçons qui porte sur son parti.

Zoom sur le scandale des commandites

Cette affaire a eu lieu à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Le Parti Libéral du Canada était au pouvoir alors que les aspirations souverainistes, notamment du Parti Québécois, étaient particulièrement fortes.
Dans l’optique de contrecarrer les actions des souverainistes, le Parti au pouvoir avait alloué des fonds publics à des campagnes de publicité visant à améliorer l’image du gouvernement libéral auprès des Québécois. D’importants contrats avaient alors été signés avec des agences publicitaires.
En 2005, une commission d’enquête a été mise en place afin d’éclaircir cette affaire. Il a été prouvé qu’il y avait eu des défaillances concernant la rédaction des contrats (expertise sur les montants), ainsi que le contrôle de l’usage des sommes allouées. Enfin, l’efficacité de la campagne s’est révélée douteuse. Les fonds publics investis ont été évalués en 2005 à 332 millions de dollars canadiens (soit environ 255 millions d’euros).

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