Derek Cianfrance : cinéaste minutieux des relations

Colomba Poinsignon
24 Mars 2013



Bien que son dernier film soit décevant, Blue Valentine (sorti en 2010) demeure un chef d’œuvre à voir ou à redécouvrir, rien que pour le jeu des acteurs et la force des émotions transmises.


Derek Cianfrance : cinéaste minutieux des relations
Le premier long métrage de Derek Cianfrance n'étant malheureusement pas disponible en dvd, il nous faut donc commencer par Blue Valentine, sorti en 2010 et révélé au festival de Cannes. L'histoire est simple, celle d'un couple qui se sépare après environ cinq années de vie commune. Grâce à un montage parallèle, nous voyons à la fois la rencontre de Dean et Cindy, encore très jeunes, et leur rupture. Cianfrance nous montre l'origine d'un rêve qui s'impose par les événements, et sa désintégration. Aucun coupable ou véritable fautif dans cette séparation, ce n'est pas un divorce parce qu'il y a eu trahison ou faute grave. Le réalisateur décortique toutes les plaies que ce couple a accumulées durant leur vie commune. Cindy est visiblement aigrie par une vie qui s'est imposée à elle et qui l'a empéchée de se réaliser dans sa profession. Elle reproche à Dean de ne pas avoir exploité son potentiel (il est bon à tout ce qu'il essaie selon elle), faute qu'elle se reproche aussi à elle-même. Dean est un bon père et tente d'être un bon mari, mais il ne peut plus la satisfaire et semble s'etre empaté dans cette routine. Ni l'un ni l'autre ne sont des losers, des gens qui ont abandonné la vie et tout espoir de bonheur. Ils sont loins d'être impassibles devant les événements, mais ils ne semblent plus s'accorder. Lorsque leur relation se noue, Dean joue du youkoulélé et chante de manière bête (il ne peut apparemment chanter juste en chantant normalement) tandis que Cindy danse. Ils ne sont pas particulièrement gracieux, à la lumière crue d'une vitrine d'un magasin dans la nuit, mais ils s'accordent, ils forment un noeud.

La force émotionnelle de ce couple est rare dans ce type de drame romantique. Cianfrance ne subvertit pas vraiment les codes, il n'est pas révolutionnaire dans sa mise en scène, mais il manie le flashback et certains décors avec talent. Le montage parallèle (des scènes sont présentées en parallèle, sans que l'action soit simultanée) est fait de telle sorte que les transitions entre passé et présent ne se font jamais par hasard. Il y a par exemple des sortes de "raccord présence", où Dean aperçoit pour la première fois Cindy, mais on ne la verra que plus tard, le raccord se faisant sur Cindy dans le présent, plus agée et un peu moins belle physiquement. De même, un coup de téléphone traverse les époques et lient deux scènes éloignées dans le temps. La fluidité du montage permet cette puissance émotionnelle, plus rien ne marche et tout fonctionnait si bien, on a l'impression d'un immense gâchis pourtant nécessaire.

Le film s'ouvre en effet sur une absence, Frankie, leur petite fille, appelant en vain son chien sur des images de nature, accordées à l'ambiance sonore. Il se termine sur des feux d'artifice et un départ beaucoup plus douloureux parce qu'il est vécu en direct : Dean s'éloigne et Frankie pleure dans les bras de sa mère. Les ambiances sonores fortes et la voix de Frankie se font écho, et l'émotion explose comme ces feux d'artifice, à la signification multiple et mystérieuse.

Cinéaste des relations

Derek Cianfrance est donc un cinéaste des relations entre les Hommes, comme beaucoup d'autres avant lui. Son nouveau film, The Place Beyond the Pines, actuellement en salle, traite cette fois de la relation père-fils. La tragédie grecque plane sur l'ensemble du film, en trois actes, ce qui ménage tout de même une certaine surprise pour le spectateur. L'histoire, celle d'un père voyou ou criminel qui découvre son fils et désire s'en occuper, est surprenante par ses relais de personnage, celui joué par Bradley Cooper intervient peu après, policier débutant pourchassant le premier (il a lui aussi un jeune fils de quelques mois). Cianfrance nous livre une sorte de saga familiale élargie, qui a des accents des films de James Gray : le tragique, le côté film de gangsters, les relations père-fils. A l'inverse de ce dernier, Cianfrance se perd un peu dans la multitude des personnages. Les femmes sont peu représentées, mais on sent leur puissance. Le fils de Bradley Cooper est par contre plat et sans épaisseur : les nombreux plans sur son visage silencieux ne disent rien, pas même la bêtise du personnage. 

Comme pour Blue Valentine, le réalisateur cherche ouvertement l'émotion. Mais lui qui manie à la perfection le flashback et le montage parallèle, s'essoufle ici avec les nombreuses ellipses du récit. Certes, on ressent une atmosphère, et la surprise fonctionne souvent. Mais le potentiel de certains acteurs n'est pas vraiment exploité, comme Ryan Gosling qui jouait parfaitement le Dean de Blue Valentine et qui est ici moins magistral (alors que le rôle de voyou s'y prêtait). La puissance émotionnelle pâtit de ces deux défauts principaux. Il est vrai qu'il est difficile de faire, comme James Gray, une oeuvre à part entière qui parvient à séduire ce qu'on appelle le grand public. La volonté de revenir aux fondamentaux du cinéma comme art populaire est louable, mais ce n'est pas à la portée de tout le monde. L'art de Derek Cianfrance est surtout sensible dans le détail des relations humaines, ces quelques blessures ou joies qui forment un couple ou un lien parent-enfant. Son prochain film sera-t-il aussi minutieux et puissant que Blue Valentine ? Il ne reste plus qu'à attendre pour le savoir.

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