Dix ans de Frontex au Sahel (2/3)

12 Février 2015



Le Sahel, cette « mer entre deux rives » comme aimait le penser Braudel s’est toujours définie par la mobilité. Environnement hostile et incertain, le déplacement et le commerce ont toujours été ses clés de lecture. Malgré une relative accalmie sous l’ère coloniale et les décennies de modernisation synonyme de sédentarisation forcée, il retrouve aujourd’hui son rôle d’interface entre Nord et Sud par l’immigration.


L’Afrique du Nord a toujours eu pour rôle d’être une interface entre Sahel et Europe mais aujourd’hui, reléguée à la marge de l’Occident dans ce « tiers-monde » aux contours flous, elle semblait s’être refermée sur elle-même, délaissant ses relations avec le Sahel, résolue à croire que l’opportunité résidait ailleurs, plus au nord. Avec le déclin du commerce caravanier provoqué par l’étau colonial, le Sahara se retrouvait ainsi enclavé, semblant être condamné à une culture de subsistance. Cependant, progressivement, l’immigration reprit, changea profondément la donne, et revitalisa l’ensemble de la région. 

Si originellement, elle ne concernait que la traditionnelle migration temporaire des populations du sud pour des emplois au Maghreb, le durcissement toujours plus poussé des politiques migratoires européennes fit du Sahara une zone « attractive » pour les candidats au « passage », l’accroissant et la rendant proprement « transsaharienne ». Cette affluence remit alors à jour d’anciennes routes, en créa de nouvelles, et fut ainsi source d’une intense urbanisation le long des axes de transit, transformant des villages en des points nodaux vitaux pour un nouveau genre de commerce. 

Des villes comme Tamanrasset, Agadez, ou Nouadhibou, de siège administratifs et de bourgades cloisonnées ont vu ainsi leur population plus que doubler et devenir des villes cosmopolites ainsi que des centres d’échange florissants. D’autres, modestes relais, postes frontières ou simple jonction de pistes et de routes bitumés ont éclos à l’image de Dirkou au Niger participant de ce maillage social et commercial toujours plus poussé. Ultime débouché enfin, les capitales des États voisins du Sahel virent se développer en leur sein de véritables places d’échange à l’instar du souk libya à Karthoum. 

La migration, du fait qu’elle établit un réseau familial et communautaire, est incontournable de la mise en place d’un commerce ethnique : « commerce de fourmis » transcendant les frontières, fondé sur la place de plus en plus importante des populations immigrés dans ces centres urbains. Négociants informels, ils tirent profit des carences des économies étatiques régionales et structurent des circuits marchands proprement internationaux mais surtout alternatifs. Leur connaissance des itinéraires « ouverts » à travers l’emprise étatique, des différents besoins des régions traversées mais aussi les contacts noués au fil du voyage font d’eux des interlocuteurs privilégiés. Est emblématique de ce type d’échange semi-licite, le « trafic Ladha » du nom du lait en poudre subventionné par l’État algérien et vendu illégalement à travers le Sahara dans les années 90 ou encore aujourd’hui l’industrie de la frippe, dont le Burkina-Faso et le Niger à Gaya sont devenu les plaques tournantes. Le « Au revoir la France » ou vêtement d’occasion représente ainsi un flux inversé aussi méconnu que central dans le prêt-à-porter et la vie de ces populations. 

De fait, il serait réducteur de croire que « l’économie de transit » se résume à la monétisation de l’itinéraire clandestin, même si bien sûr, c’est une ressource non négligeable pour les populations locales. Elle consiste surtout en une régionalisation humaine par le bas du Sahara, par le développement de ces nouveaux pôles d’urbanisation comme autant de relais d’échange. Villes charnières toutes dédiées aux flux qui les traversent, elles représentent une structuration alternative du territoire. Ce sont, comme les appellent Olivier Pliez, des Saharatowns, des entités hybrides, relais de la présence étatique et fondement des commerces transfrontaliers. 

Des flux migratoires fluides, réversibles, temporaires mais ancrées dans les territoires

Crédit DR
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La dénonciation de l’immigration clandestine comme trafic humain a occulté le fait qu’elle est un mode d’organisation exceptionnel. Au contraire de réseaux mafieux structurés et hiérarchisés, étrangers à leur environnement, la plupart des déplacements et des itinéraires sont le fait des populations locales ou des migrants eux-mêmes. Ceux-ci requièrent en effet, plus que le « simple » passage des frontières étatiques et le contournement de la surveillance policière, de traverser les limites symboliques et identitaires du dedans et du dehors propre à chaque société. Le « passeur » est ainsi avant tout un médiateur entre le migrant et le milieu social abordé. 

L’itinéraire du clandestin par conséquent ne connaît que très rarement une forme d’institutionnalisation et se présente plutôt comme un maillage irrégulier de réseaux de passeurs, alternant à chaque nouveau milieu et surtout ne s’accomplissant pas en une fois. Les haltes sont nombreuses, le temps de reconstituer un pécule, notamment en endossant soi-même la fonction du « passage » par la mise en avant du « savoir-circuler ». C’est une immigration par étape, qui peut s’effectuer sur plusieurs années. En 2007, le temps moyen passé par un migrant clandestin au Maroc était estimé à 2 ans et demi. De même, ce dernier, par le durcissement des contrôles, s’établit de plus en plus dans les pays de transit, invalidant l’idée d’un exode massif en Europe. En 1999, 9 réfugiés sur 10 provenant de la République Démocratique du Congo étaient restés en Afrique. Hein de Haas estime à plus de 100 000 personnes la population immigrée en Algérie. 

L’itinéraire clandestin ne semble alors possible que par sa superposition aux circulations locales préexistantes, autrement dit par l’existence d’une certaine solidarité et coopération, dont les mariages mixtes et la mise en place de commerce ethnique sont la concrétisation matérielle. Celles-ci révèlent que l’immigration est plus qu’un simple trafic lucratif mais concrétise une certaine communion des périphéries contre le pouvoir central. Si depuis les années 2000, la majorité des migrants sont transnationaux, plus précisément sub-sahariens, la plupart des populations résidant dans ces États sont à l’origine des migrants. Le rêve de l’Europe déjà, mais surtout la sédentarisation forcée des nomades, l’exode massif vers les villes ont constitué une migration interne, reléguée dans les ornières des centres urbains par faute d’infrastructure et par mépris. 

Il n’est pas étonnant alors de constater que l’implantation des collectifs d’immigrants et que le tracé de leurs routes prennent place dans les régions et quartiers enclavées et défavorisés. Ce sont les Touaregs et les Toubous dans le désert et les oasis du Mali et du Niger, les populations du Rif aux velléités autonomistes à la frontière maroco-algérienne ou encore les Hartani, les anciens esclaves habitants les quartiers populaires. Les flux migratoires représentent ainsi des espaces de contestation et de soustraction à l’autorité étatique, apparaissant comme l’expression de l’irrédentisme de ces minorités. 

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Vincent Tourret
Rédacteur pour Le Journal International et boucanier à ses heures perdues. En savoir plus sur cet auteur