Dix ans de Frontex au Sahel (3/3)

11 Février 2015



L’apport constant de nouvelles populations, rendues vulnérables par les politiques d’externalisation de l’asile de l’Europe qui les bloquent dans des pays qui ne se vouaient que de transit est source d’intenses tensions. Les immigrés sont confrontés à un racisme violent, pouvant dégénérer en véritables pogroms peu combattus par les pouvoirs publics.


Crédit DR
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Se destinant à l’Europe, se pensant « en transit » mais indéfiniment bloqués, des étapes qui se devaient être temporaires se transforment en impasses. Des pays qui ne devaient qu’être traversés deviennent destination finale. De fait la démographie explose, nourrit la croissance urbaine, tisse l’interdépendance économique mais exacerbe les inégalités sociales, les rivalités ethniques et un racisme ancien. 

En effet, si positivement, l’immigration est une coopération des populations périphériques, leur soutien n’est assuré que proportionnellement au rejet qu’elles subissent. Effectivement, le traitement sécuritaire fait « sortir » ces populations des catégories sociales ordinaires, les soude en un bloc homogène car pariât. Instrumentalisant cette mise à l’écart et son confinement comme moyen de sa clandestinité, fournissant une main-d’œuvre peu chère dans des pays à la jeunesse gangrenée par un chômage endémique, la migration n’est par conséquent pas un phénomène dénué de crispation, sa marginalité assumée représentant une marque de « souillure » entachant les lieux qu’elle habite pour le reste de la population. 

Illustrant cette stigmatisation, les noms attribués à ceux-ci sont éloquents : la frontière entre le Maroc et la Mauritanie est surnommée Kandahar, les zones d’attente pour l’embauche journalière sont des Tchad, le centre de rétention de Nouadhibou s’appelle Guantanamito. Elle représente de fait un hors-lieu où la normalité sociale ne s’applique pas ; elle trompe et détourne les codes sociaux et pour cela, elle est perçue comme une menace et une offense. La presse ne titre-t-elle pas « le péril noir » ou encore "Les criquets noirs envahissent le nord du Maroc» ? Une césure raciste tend à apparaître dans la confrontation quotidienne au migrant, le Azzi ou le oussif, c’est à dire le nègre ou l’esclave. A l’heure d’Ébola, celui-ci devient dans la psyché collective un vecteur de maladie et de délinquance et très vite l’hostilité se mue en violence physique. S'il n’y a pas eu de pogroms comme en Libye à Tawerga contre les populations immigrantes, des heurts entre habitants éclatent régulièrement comme à Oran en 2005.

L’État maghrébin : pièce maîtresse d’un nouvel ordre sécuritaire

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Le désenclavement généralisé, spontané, induit par l’immigration est perçue de façon ambivalente pour les États, à la fois comme opportunité et comme action de subversion. Phénomène transnational, flux de contournement, la route migratoire rentre en résonance avec les conflits géopolitiques et le principe de souveraineté. C’est pourquoi afin de réaffirmer son autorité, l’État tente d’en faire une affaire exclusive : à lui de dresser les routes, de percevoir les rentes économiques, de faire rayonner son influence et de réprimer ses flux s’ils divergent de ses objectifs. La construction des trois axes routiers transsahariens répond de cette logique, puisqu’œuvres concurrentes d’Alger, de Tripoli et de Tanger, elles se veulent appropriation des flux d’immigrés et de leur richesse ainsi que vitrines de leur ambition hégémonique. 

Amorcés dans les années 70-80, les programmes de développement du Sahara représentaient dans les faits pour les États arabes rentiers du Nord une politique volontariste de « nationalisation » d’espaces jugés irréguliers, qu’il fallait rentabiliser et pacifier. En parallèle à un fort investissement en infrastructures telle l’édification de nouveaux chefs-lieux administratifs : Tamanrasset en Algérie, Nouakchott en Mauritanie ou Sebha en Lybie, le pouvoir central va le coupler à une militarisation et à une « technicisation croissante des contrôles ». Tout d’abord, on constate une augmentation générale des budgets et des effectifs de la police, avec la création de brigades mobiles de gendarmerie et de nouveaux postes-frontières. Surtout à la répression policière s’ajoutent à présent des dispositifs et technologies militaires : ratissage, rafle, concentration dans des camps sous contrôle de l’armée qui s’inspirent largement des techniques coloniales de contre-insurrection.

Ce tournant sécuritaire, entretenu par les rivalités dans la région se trouva surtout confirmé et encouragé par l’Union Européenne. Cette dernière, par le programme de la Haye en 2004 privilégia la « dimension externe des politiques de l’asile », ce qui, sous le vernis charmant du langage technocratique : « développement des capacité d’accueil », « création de zones sûres », « centres fermés de réception » et par l’accord explicite du Haut Commissariat au Réfugié (HCR) signifiait ni plus ni moins un conditionnement de l’aide économique à la lutte contre l’immigration clandestine. Nous avons ainsi, externalisé et sous-traité les tâches de répression et de confinement des flux d’immigrés à des régimes dont nous dénoncions régulièrement les pratiques. Nous nous sommes sciemment servis de la manne financière que représentait nos partenariats pour insuffler nos logiques sécuritaires et écarter, loin des yeux de nos opinions publiques, ce que nous considérions comme nos « indésirables ». Nos politiques dites de « justice, liberté, sécurité » à l’instar du programme MEDA, cadre financier du partenariat euro-méditerranéen ou encore du FED, Fonds européen de développement, sont devenus des outils dissimulés de répression et non d’amélioration du sort des populations civiles.  

J. Valluy, expert en la question migratoire, parlera en terme très durs, « d’Europe des camps » et de véritables « xénophobies de gouvernement » car, nous suivons ici une logique d’exception, acceptons une solution technocratique et ce, dans un effroyable déni de l’humain. Il se met ainsi en place des situations que nous pourrions qualifier de post-transit, tant le statut de ces personnes devient flou, tant les contours de leur vie deviennent imprécis. Cet état, caractérisé par le confinement et l’extra-territorialité est de fait « the land between » à l’instar du film de David Fedele sur les camps de réfugiés au nord du Maroc. C’est-à-dire une temporalité et un espace sans profondeur ni densité. Ces politiques ont ainsi un impact matériel, en obligeant l’itinéraire clandestin à être perpétuellement fluide, à pouvoir se recomposer en permanence et surtout trouver des points de chute loin des regards et de l’attention. Sa création et son refuge, la ville, subit elle aussi de fait les logiques d’exclusion et de contrôle des populations endossées par les pouvoirs publics. On constate la perpétuation de l’enclavement des quartiers populaires par les axes autoroutiers, l’effort conscient de laisser des zones de friches pour l’auto-construction dans des endroits aisément verrouillables. Les villes migratoires et les États de transit ont ceci de commun d’être par conséquent, des entités post-coloniales, non d’intégration mais de canalisation des hommes, réduit à des sources de nuisances qu’il s’agit avant tout d’endiguer.
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L’identité, n’est-ce pas un idéalisme ?

L’immigration n’est pas un conte de fée : elle est bien au contraire une histoire d’hommes et de femmes poussés par la nécessité, qui en tirent une énergie et une inventivité incroyable. Alors s’il faut bien retenir une chose, c’est qu’il ne s’agit pas d’un appel à la pitié, mais au respect. Si l’Europe ne peut accueillir « toute la misère du monde » soit, mais qu’elle ait la décence de reconnaître l’humanité du réfugié.

C’est cette fameuse question « si c’est un homme », que posait Négri qui doit dicter notre politique. Nous n’avons pas interdit la force, nous n’avons pas clamé les droits de l’Homme pour finalement construire d’autres camps. Nous craignons de perdre notre identité par « l’invasion », mais c’est bien elle que l’on renie, tous les jours, depuis dix ans, des côtes marocaines au détroit du Bosphore. 

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Vincent Tourret
Rédacteur pour Le Journal International et boucanier à ses heures perdues. En savoir plus sur cet auteur