États-Unis : « Freedom Ship », le serpent de mer refait surface

14 Décembre 2013



Relancé début décembre, le projet de ville flottante « Freedom Ship » a reçu un accueil enthousiaste de la presse technophile et des amateurs de seasteading. Mais pas sûr que cette utopie amène les investisseurs à se jeter à l’eau. Explications.


Le projet date du début des années 2000, mais le rêve de vivre un jour sur l’eau à plein temps est bien plus ancien. De Noé à Jules Verne, les références ne manquent pas. Pourtant, rares sont ceux qui passent du mythe ou de la fiction à la réalité.
Et, malgré l’optimisme de ses promoteurs, le « Freedom Ship » est encore loin de passer ce cap. 

Un géant des mers

Ressurgi de l’abîme en cette fin d’année par une entreprise de Floride, cet hybride entre une ville flottante et un bateau géant fait fantasmer, et il a de quoi. Nombreux sont les sites à avoir détaillé avec enthousiasme ses caractéristiques : 1,37 kilomètre de long - soit quatre fois le Queen Mary II – pour 230 mètres de large et 107 de haut répartis sur 25 étages.

Mieux, ce Léviathan de 2,7 millions de tonnes – vingt fois plus que les plus grandes structures mobiles jamais construites, comme les supertankers Batillus et Knock Nevis dans les années 1980 – disposerait d’un centre commercial en duty-free, d’un hôpital, de jardins, d’écoles, d’hôtels, de musées, de bureaux, d’installations sportives et de divertissement et même d’un aérodrome situé sur le toit de la structure.

Le « Freedom Ship » doit en effet permettre à ses quelques 50 000 résidents d’y vivre à l’année, sans oublier les 20 000 membres d’équipages et dizaines de milliers de visiteurs quotidiens. Afin d’attirer « une large communauté mondiale », les promoteurs du projet promettent une architecture moderne mais diversifiée, reprenant les codes de chaque culture.

Pour promouvoir cette diversité, et puisque sa taille le rend incompatible avec la plupart des installations portuaires et maritimes du globe, y compris les canaux de Panama et de Suez, le « Freedom Ship » ferait le tour du monde, à raison d’une fois tous les deux ans. Alternant traversées trans-océaniques et cabotage, il jetterait l’ancre à proximité des grandes métropoles et y passerait près de 70% de son temps.

Un bateau qui fait couler l’encre

Après avoir quitté la côte Est des Etats-Unis, les résidents du géant des mers découvriraient l’Europe, de la Mer du Nord à la Méditerranée, puis l’Afrique jusqu’au cap de Bonne Espérance avant de prendre la direction de l’Australie. Passé les différentes îles de l’Asie du Sud-Est, dont l’Indonésie, Taiwan ou le Japon, le « Freedom Ship » voguerait vers la côte Ouest des Etats-Unis, redescendrait jusqu’au Cap Horn et remonterait ensuite le continent américain jusqu’à son point de départ. Le tout propulsé grâce à l’énergie solaire et à celle des courants marins.

Via le port de plaisance intégré à la structure, les habitants pourraient utiliser des navettes pour se rendre à terre. Ces sorties sont d’ailleurs partie prenante du système éducatif imaginé par les concepteurs du projet.

Mais avant de mettre les voiles, ces derniers devront réunir les quelques 10 milliards de dollars nécessaires à la construction du monstre. Un budget qui ne cesse d’augmenter au fil des années et des tentatives de relancer le projet, au rythme d’un milliard tous les deux ou trois ans. Pas de quoi, donc, attirer les investisseurs, même si le battage médiatique initié le mois dernier par la presse anglo-saxonne, à l’image de The Telegraph  ou de Business Insider, attire le feu des projecteurs. Un « buzz » savamment orchestré par Roger Gooch, professionnel du marketing et vice-président de Freedom Ship International, qui rappelle, à un niveau moindre certes, le coup réalisé par Amazon avec ses drones au moment de Thanksgiving.

Roger Gooch espère ainsi lever pour près de 600 millions de dollars de fonds, somme qui permettrait de débuter les travaux de construction. Notre homme semble tabler sur la technophilie ambiante pour arriver à ses fins. Mais si des innovations comme les objets connectés, l’impression 3D, la robotique ou encore les interfaces hommes / machines ont bonne presse aujourd’hui, c’est qu’elles disposent de l’appui de grandes entreprises, voire d’États, et se basent sur des technologies éprouvées. A noter cependant que même les startups de ces secteurs n’arrivent pas à lever des fonds ou à être subventionnées pour de tels montants.

Dans un article plus récent et beaucoup plus nuancé que le premier, Business Insider citait ainsi Patri Friedman, fils du prix Nobel d’économie Milton Friedman et fondateur du Seasteading Institute, un lobby qui milite pourtant en faveur de l’habitat marin. Ce dernier, qui avait déjà « coulé » le projet en 2001, revient à la charge : « Dans la Silicon Valley, vous pouvez lever un million de dollar avec seulement un bon CV et une idée plutôt cool, qui pourrait devenir le prochain Google ou Facebook. Mais même Facebook n’a jamais levé un milliard de dollar avant janvier 2011, alors que le réseau comptait 600 millions d’utilisateurs et était valorisé à plus de 50 milliards de dollars. »

Un projet qui prend l’eau ?

À l’économiste de conseiller ensuite au Freedom Ship International d’essayer de bâtir un projet plus réduit, mais viable qui permettrait d’obtenir des premiers clients, des premiers retours et ensuite, des premiers revenus. Et pour faire baisser la facture, les pistes sont nombreuses, à commencer par enlever les cascades et autres aquariums géants prévus pour agrémenter les parcs, ou encore le « métro » qui fait office de transport public.

En l’état, le projet ne souffre pas seulement d’un manque de financement. De nombreuses contraintes, tant technologiques que logistiques ou encore politiques sont imaginables, et pourtant jamais évoquées par les promoteurs du projet.

Bien qu’ils parlent d’une sécurité et d’une stabilité inégalées liées aux proportions hors normes de la structure, pas besoin d’être un génie en construction navale pour mettre le doigt sur les risques encourus. Si le premier ouragan ou la première tempête ne fait pas sombrer cette utopie, la moindre avarie aurait d’importantes répercussions : mis à part le coût et les difficultés de remorquage, reste à trouver un chantier naval capable d’accueillir le mastodonte. Et malgré toute la technologie employée, l’exemple récent du Costa Concordia nous rappelle que la défaillance humaine, accidentelle ou intentionnelle, n’est jamais totalement évitable.

Ensuite, à moins que le « Freedom Ship » ne soit conçu pour fonctionner en circuit fermé, se pose le problème de l’approvisionnement de plus de 50 000 personnes en nourriture et eau potable. Même en passant 70% de son temps au mouillage près des côtes, ce qui facilite la logistique, pas sûr que les résidents se contentent des produits locaux… Il faudrait alors faire venir les produits du monde entier et avoir recours à une véritable flotille d’avions ou de bateaux tant les installations prévues, aérodrome et port de plaisance, sont inadaptées. Dans tous les cas, la vie à bord serait excessivement chère.

Viennent enfin les considérations politiques. Quelles juridictions s’appliqueront à bord ? Si le « Freedom Ship » devrait, afin que ses résidents soient exemptés d’impôts, battre le pavillon d’un paradis fiscal, rien ne permet d’imaginer les réactions des différents pays visités à l’entrée de ce bateau hors normes dans leurs eaux territoriales.

Du remède à la montée des eaux au paradis pour riches

Présenté ainsi, il est peu vraisemblable que le projet fasse chavirer le cœur des investisseurs. Mais malgré ses défauts évidents, le « Freedom Ship » a le mérite de faire parler du seasteading et ouvre ainsi la voix à d’autres projets plus concrets. Car qu’on le veuille ou non, de telles « îles flottantes » représentent peut-être l’une des solutions aux problématiques de la montée des eaux et de la surpopulation du littoral, qui concerne près d’un tiers de l’humanité.

En attendant, le « Freedom Ship » s’adresse à une part plus restreinte de la population. Et plus riche que la moyenne. Il suffit de regarder la liste originale  des différents modèles d’appartements qui seront mis en vente pour s’en convaincre : le moins cher, un studio de 28 m² sans cuisine, coûte 153 000 dollars et nécessite tout de même une « taxe » d’entretien mensuel de 500 dollars, auxquels il faut ajouter le coût de la vie.

Mais loin de se présenter comme un simple « paradis » pour riches, le projet relève également d’un courant philosophique bien spécifique : celui du libertarisme. Du nom évocateur à la promesse de l’absence d’imposition, tout est fait pour séduire ces individus qui rejettent le poids de l’État et prônent l’émergence d’une économie libérée de la politique et d’une autre forme de démocratie. C’est la thèse abordée l’an passé par The Economist  dans un dossier consacré au seasteading, repris dans les grandes lignes et en français par Slate.fr .

Une chose reste toutefois certaine : refuge ou laboratoire, de l’eau aura coulé sous les ponts avant de rencontrer de tels géants des mers.

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Clément FAGES
Étudiant en journalisme économique au magistère JCO (Aix-Marseille Université), je suis aussi passé... En savoir plus sur cet auteur