Istanbul : le Musée de l’Innocence au service du passé

13 Juillet 2013



Le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk a ouvert en avril 2012 un musée inspiré de son roman, Le Musée de l’Innocence dans le quartier stambouliote des antiquaires. Cette bâtisse rouge est imprégnée de l’atmosphère du roman de Pamuk, qui expose la vie d’Istanbul.


Le Musée de l'Innocence fondé à Istanbul par Orhan Pamuk. © Radio France - 2012 / Vincent Josse
Le Musée de l'Innocence fondé à Istanbul par Orhan Pamuk. © Radio France - 2012 / Vincent Josse
Caché à deux pas de l’avenue Istiklal, poumon de l’Istanbul moderne sur la côte européenne marqué par les affrontements entre policiers et manifestants ces derniers jours, un bâtiment rouge attire les yeux des curieux. Sa couleur écarlate tranche avec les vieux immeubles qui l’entourent dans cette ruelle en pente de Çukurcuma, le quartier des antiquaires. Un vendeur ambulant passe au volant de sa voiture, et propose ses marchandises en hurlant dans son microphone. Il s’arrête à côté de l’immeuble rouge qui indique « Musée de l’Innocence » sans y faire attention. Cette bâtisse abrite pourtant une étrange collection.

Du papier aux briques

On murmure qu’un amoureux transi du nom de Kemal y aurait regroupé tous les objets lui rappelant Füsun, son amour perdu. Il aurait conté cette histoire à Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006. Publié en 2008 en Turquie, Le Musée de l’Innocence, est devenu un best-seller,avant d'être traduit et publié en français aux éditions Gallimard en 2011, et d’être transformé en musée. Le projet, soutenu par Istanbul capitale de la culture 2010, n’a abouti que deux ans plus tard, avec l’ouverture du musée en avril 2012.
 
Malgré les apparences de réalité, Kemal est un personnage de fiction. « Très vite, un certain nombre de lecteurs, qui pensaient semble-t-il que cet amour était décrit de manière très réaliste, se sont mis à me poser cette question : 'Monsieur Pamuk, tout cela vous est-il effectivement arrivé ? Monsieur Pamuk, êtes-vous Kemal ?' », écrit le prix Nobel dans Le Romancier naïf et le Romancier sentimental, un recueil de conférences qu’il a données à Harvard sur le thème de la littérature. Pamuk nous prend à son jeu, mêlant fiction et réalité. La construction du musée et la rédaction du roman sont allées de pair, comme le prouvent les nombreux manuscrits exposés avec, à leurs côtés, la centaine de stylo-billes vides utilisés par le Prix Nobel de littérature.

Istanbul, entre tradition et modernité

Tout en contant l’histoire de Kemal, anti-héros attachant, Pamuk décrit la vie stambouliote des années 1970. Comme dans Istanbul. Souvenirs d’une ville, il dépeint la ville dans laquelle il a grandi comme un pont entre tradition et modernité. Il s’intéresse particulièrement à la condition des femmes dans une société codifiée : celle du quartier de Nişantaşı. Sibel, la jeune fiancée de Kemal au début du roman, se pense une femme libre, car « elle fait des galipettes sur le canapé de Satsat », l’entreprise de son fiancé, avant le mariage. Cela lui vaudra des difficultés à se réinsérer par la suite dans la haute société stambouliote.
 
Les événements historiques apparaissent en filigrane. Si le héros souligne à plusieurs reprises son manque d’intérêt pour la politique, celle-ci le rattrape lorsqu’éclate le coup d’État de 1980 à Istanbul. Le couvre-feu, les affrontements entre militants et la couverture des évènements par la télévision sont autant d’éléments centraux de l’histoire de la Turquie, transformés ici en décor d’histoire d’amour. Une histoire d’amour qui pastiche avec délice les films à l’eau de rose que le romantique Kemal va voir avec Füsun. Les codes du romantisme sont accentués, sans pour autant faire pencher Le Musée de l’Innocence dans la caricature.

L’histoire par les objets

Ce sont avant tout les objets du quotidien qui rendent compte de la vie à Istanbul dans les années 1970. Pendant près de quinze ans, Orhan Pamuk a écumé les antiquaires d’Istanbul à la recherche d’objets des années 1970, scène de son roman. Les objets ont pu influencer son récit, et inversement, fiction et réalité étant étroitement imbriquées. Chacune des 83 vitrines, une par chapitre, est un épisode quotidien d’Istanbul. On pense notamment aux cent chiens en porcelaine que Kemal a volés l’un après l’autre sur la télévision des parents de Füsun lorsqu’il allait manger chez eux. L’occasion pour le narrateur de se rappeler ces décorations qui ornaient les radios puis les téléviseurs familiaux. Dans une autre vitrine, sont exposées des photographies d’inconnus : il s’agit des clichés que les habitants d’Istanbul agrafaient sur leurs vêtements lors des funérailles d’un être cher.
 
Il y a comme un air de Proust dans ce roman et dans ce musée qui s’intéressent au lien entre objets et sentiments. Orhan Pamuk, comme son personnage, cherche à sauver le passé d’une ville qui évolue à toute vitesse, en témoigne le projet d’urbanisme décrié à Taksim. « Nous disons que nos vies quotidiennes sont honorables et que nos objets doivent être conservés, les détails de nos gestes, de nos mots, de nos odeurs », a clamé l'écrivain lors de la conférence de presse d’ouverture du musée. « Au bout du compte, la littérature et l'art, c'est transformer un objet familier en quelque chose d'inhabituel et étrange ».

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Laurène Perrussel-Morin
Ex-correspondante du Journal International à Berlin puis à Istanbul. Etudiante à Sciences Po Lyon... En savoir plus sur cet auteur