Jack Nicholson rayonne pour sa Dernière Corvée

27 Octobre 2013



Bien méconnu du grand public, Hal Ashby est un nom qui résonne dans la tête de tout amoureux du cinéma américain. Remercions donc mille fois le Festival Lumière d'avoir ressuscité, avec La Dernière Corvée, la flamme des 70's.


Crédits photo -- Columbia Pictures
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Hal Ashby est sans aucun doute un artiste bien ancré dans son époque. Qualifié aujourd'hui d’« oublié » par le monde du cinéma, il est resté bien accroché à ses années 1970 sans jamais chercher à les quitter. Si ses glorieux contemporains Scorcese, De Palma ou Coppola ont été, comme lui, des pionniers, ils ont changé au gré d'une industrie qu'ils ont contribué à faire évoluer, et qui les a, à leur tour, transformé pour le pire ou pour le meilleur. Ashby, lui, n'a pas bougé d'un pouce, subissant le tri du temps, mais restant fermement fidèle à une idéologie propre à cette époque révolue.

Le « Nouvel Hollywood »

Avec à peine plus d'une dizaine de réalisations, Hal Ashby est devenu tout au long de cette décennie un des plus brillant représentant du Nouvel Hollywood. C'est en effet à cette époque qu'une poignée de jeunes réalisateurs ont révolutionné l'industrie du cinéma américain, en concevant des films alliant une véritable exigence artistique, un ton plus libre et un savoir faire hollywoodien garantissant de vrais succès publics. D'une certaine manière, ils ont su tiré les meilleures leçons de la nouvelle vague française, tout en sachant les transposer dans un langage cinématographique propre à leur pays.

Metteur en scène de Harold et Maude (1971), Shampoo (1975) ou Bienvenue Mister Chance (1979), Ashby jouissait de grands succès critiques, mais fut aussi souvent miné par des échecs commerciaux terribles. Assez radicale, son œuvre se veut le reflet d'un pays désenchantée, d'une Amérique au sein de laquelle le malaise enfle. Il met régulièrement en scène des personnages blessés, en mal avec l'autorité, en combat constant contre un milieu social liberticide.

La Dernière Corvée, qu'il sort en 1973, s'inscrit complémentent dans ce schéma. Adapté d'un roman de Darryl Ponicsan, et développant des sujets tels que l’anti-autoritarisme ou la frontière ténue entre le devoir et la morale. La Dernière Corvée est un film de marins, sans mer ni navire. Billy Buddusky (Jack Nicholson) et Mulhall (Otis Young), deux hommes de l'US Navy, reçoivent la mission d'aller chercher, puis d'escorter l'un de leurs jeunes collègues, Larry Meadows (Randy Quaid), vers un centre de détention militaire. Ce dernier doit y effectuer une peine de huit ans pour avoir tenter de voler quarante dollars dans une caisse destinée à une association caritative.

Les deux escorteurs vont prendre en pitié le futur détenu en découvrant en lui un candide un peu pitoyable s'apprêtant à gâcher sa jeunesse en prison, sans jamais avoir vraiment goûter la vie. Ils décident de rallonger leur périple afin de lui offrir les plus beaux jours de son existence avant de le remettre aux autorités...

Une joyeuse épopée ?

Crédits photo -- Columbia Pictures
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Signé par Robert Towne (qui signera, entre autres, Chinatown ou Shampoo), le scénario est résolument contestataire. En ces temps de guerre au Vietnam, dénoncer l’absurdité des décisions militaires est lourd de sens. Pourtant Hal Ashby prouve sa finesse en évitant toujours la lourdeur du film à thèse. Bien entendu, il ne peut s’empêcher de taper directement sur l'armée, ce qui permet à son film de glisser parfois dans le registre de la comédie. Outre nos trois héros, les militaires sont des caricatures d'eux-mêmes : bornés, gueulards, incapables de voir plus loin que le bout de leur règlement... La musique renforce ce côté, en proposant une marche militaire qui se mue littéralement en une joyeuse fanfare pétaradante. Et que dire des trois protagonistes arborant tout le long du film le ridicule de leur uniforme de marin...

Ces quelques éléments mis à part, la critique envers l'armée surgit dans le film de manière bien plus subtile. Ashby joue le jeu des contraires : c'est en montrant la liberté dont jouissent les trois compères durant leur périple qu'il suggère, par déduction, l’aliénation qu'ils subissent dans leur quotidien. C'est en montrant l'urgence qu'ils ont de s'amuser, de profiter de leur temps, qu'il évoque la grisaille de leur environnement normal. C'est en voyant la soif qu'il a de rencontrer, de partager et d'apprendre, en saisissant son inculture absolue des choses de la vie, que l'on comprend la misère intellectuelle dans laquelle baignait le jeune Larry qui jusque là n'a connu que la marine.

C'est aussi au détour de certains dialogues très succincts que le film rend compte de la réalité morbide de la vie des soldats. Budduskhy et Mulhall s'imposent de profiter de ce court moment aussi pleinement que le jeune détenu, sachant très bien que l'avion qui les mènera en Asie du Sud-Est finira bien par arriver. Chacun ayant sa propre épée de Damoclès au dessus de la tête, le film prend donc le parti de se centrer sur cet échappatoire de quelques jours. Tout tourne autour de cette initiation aux plaisirs de
la vie, autour de l'idée joyeuse de deux militaires apprenant la liberté à un troisième tout en le menant en prison. Concrètement, Ashby observe trois individus, emprisonnés par leur statut, qui goûtent à la joie de vivre en parfaits hippies. De là, ce road movie, aux faux airs de buddy movie, contient tout les éléments nécessaires à un joyeux plaisir contestataire, laissant présager une fin en forme de pied de nez à la société bourgeoise. Il n'en est rien...

Comme dans beaucoup de ses films, Ashby installe ici une tonalité totalement désenchantée et fait souvent preuve d'un « faux relâchement » dans sa mise en scène et dans la démonstration de son propos. Le film laisse souvent de coté sa verve et sa drôlerie pour les troquer contre des moments purement contemplatifs. Le réalisateur vient flirter avec un cinéma documentaire assez cru. Ashby nous promène dans le quotidien des grandes villes, de leurs trottoirs, bars, et autres hôtels miteux. Il
nous montre des bordels aux pensionnaires défraîchies, des parcs déserts sous la neige et nous donne à voir l’Amérique du peuple, sans grands discours ni grands sentiments. Ashby, bien que dépositaire d'une idéologie libertaire très marquée, a l’honnêteté de nous montrer la réalité dans tout son pessimisme. Le fait que le film ait été tourné en hiver, baigné dans une lumière froide et brutale, vient encore renforcer cet aspect.
C'est comme s'il voulait nous dire que toute les meilleures intentions du monde venait forcément se briser à la surface de la réalité : et cela, les trois héros l'ont bien compris

Le choix

En embarquant le jeune Larry dans une folle virée initiatique, Budduskhy et Mulhall vont le confronter à un choix auquel ils n’échapperont pas eux-mêmes. S'il était résigné à payer pour son « crime », le jeune homme, en se confrontant à une vie libre, va voir dans son esprit germer le doute quand à ce qui l'attend. Sans parler des escorteurs qui ne vont cesser de se poser la question : doit-on mener en prison un jeune qui ne le mérite pas ? Ou le libérer au risque d'y aller soi-même ? Ce doute, ce suspense fait vraiment la force du film jusqu'à sa dernière minute. Et tout le brio du scénario de Robert Towne est de ne pas succomber aux sirènes du happy end, en faisant de son histoire le constat navrant de l'incapacité des individus à sortir de la case que leur a réservé la société, même si cela signifie agir contre leur volonté et perpétrer un système auquel ils ne croient plus. Certes, La Dernière Corvée aura observé l’éveil de la conscience d'un individu en le mettant face à la vraie vie, mais ce sera pour mieux l'envoyer à l'abattoir.

Si Ashby est aujourd'hui qualifié d'« oublié des années 1970 », La dernière Corvée est une œuvre que l'on n'oublie pas de sitôt, pour sa noirceur, son incroyable force de caractère et sa sincérité. Pas prêts non plus d'oublier non plus la performance de Jack Nicholson, jeune homme à l'aube de sa carrière et dont on sent déjà le talent brut et bouillonnant. Décidément, ce film nous rappelle à quel point Ashby incarne parfaitement cette génération rebelle qui aura contribué à donner naissance au cinéma indépendant américain, et que, tout « oublié » qu'il soit, son héritage est encore bien vivace.

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