Le Hezbollah sur le fil entre Liban et Syrie

23 Mars 2015



Le Hezbollah, mouvement de résistance chiite, est aussi un parti libanais parfaitement intégré à la vie politique. Sa popularité croissante depuis la guerre civile lui assurait une légitimité évidente. Pourtant, la tendance s'inverse désormais, au rythme des interventions du groupe aux côtés du régime syrien. Le flou qui entourait le Hezbollah s'est renforcé. Pourquoi et pour qui se battent-ils ? Thomas Juneau, professeur à l'École supérieure d'affaires publiques et internationales de l'université d'Ottawa, ancien analyste senior au ministère de la Défense nationale du Canada pour les questions liées au Moyen-Orient, apporte un éclairage pragmatique sur le positionnement du Hezbollah.


Crédit Sam Tarling
Crédit Sam Tarling
Véritable cas de figure parmi les nationalismes d'inspiration religieuse, ce groupe a opéré une synthèse entre nationalisme, islamisme et aspirations sociales. Financé en grande partie par l'Iran, il bénéficie en effet d'une popularité solide grâce à la lutte qu'il a mené pour la défense nationale. C'est pourquoi, malgré ses origines chiites, le « parti de Dieu » attire également d'autres confessions. Au cours de son développement, le Hezbollah semblait avoir trois buts. Son ambition nationale est de lutter pour l'intégrité du pays et contre l'impérialisme extérieur, son ambition régionale est de vaincre Israël, et son ambition internationale de se débarrasser de l'étiquette terroriste. Pour répondre à ces trois ambitions, le Hezbollah a mis en place deux stratégies. Ses décisions militaires se maintenaient ainsi dans une posture de riposte, en évitant l'attaque et en s'appuyant sur une couverture médiatique avantageuse. 

Mais sa quête de légitimité ne s'arrête pas à sa stratégie défensive. Elle s'ancre petit à petit dans la vie quotidienne de nombreux Libanais, au travers d'une politique sociale d'intégration et d'une réelle maîtrise du « consensus national ». Dirigé depuis 1982 par Hassan Nasrallah, le Hezbollah a tiré parti de leaders et d'influences religieuses ouvertes à l'inclusion, qui revirent bien rapidement les ambitions islamistes du groupe à la baisse. Or, l'intervention en Syrie remet en question les ambitions premières et la pertinence de ses stratégies, qui ont porté le Hezbollah à la place politique qu'il occupe aujourd'hui.

La force armée du Liban ?

La confusion a tout d'abord régné à propos de l'engagement réel du Hezbollah aux côtés du régime syrien de Bachar al-Assad. Lorsque la guerre civile éclate en 2011, la principale mission du groupe est de sécuriser la frontière commune entre le Liban et la Syrie. À cette époque-là, les forces rebelles, aussi diverses que divisées, comptaient de nombreux retranchements dans la zone proche du Liban. La protection des frontières est normalement l'affaire de l'armée nationale. Or, comme le confirme Thomas Juneau, « le Hezbollah est bien plus puissant que l'armée libanaise ». Fort de ces conflits avec Israël, cette défense nationale et cette ingérence dans l'institution militaire ne semblent pas poser outre problème. Mais cette fois, son rôle ne s'arrête pas à protéger les frontières. Au contraire, il semble les délaisser petit à petit pour intervenir en soutien aux forces loyalistes impliquées dans le conflit syrien. 

Enjeu principal : maintenir le régime Assad et limiter les dégâts

Pourquoi se sont-ils mêlés à cette guerre ? Dans un contexte de relations privilégiées avec la Syrie, construites à partir de la guerre civile libanaise, l'enjeu est donc de maintenir ce régime allié au pouvoir. D'abord, « Assad avait besoin de tout le soutien extérieur possible de la part de ses trois sources de soutien, le Hezbollah, l'Iran et la Russie. Sans l'intervention du Hezbollah, Assad aurait eu beaucoup de difficultés ».
L'intervention du Hezbollah répond à une logique orientée sur l'alliance Iran – Syrie – Hezbollah. Et si le parti de Dieu s'est concentré sur la défense libanaise durant de nombreuses années, cette intervention en Syrie fait ressurgir les questions sur l'indépendance du parti, notamment quant à ses racines iraniennes.

crédit AFP – Archives : Hassan Nasrallah, Bashar al-Assad et Mahmoud Ahmadinejad en 2010
crédit AFP – Archives : Hassan Nasrallah, Bashar al-Assad et Mahmoud Ahmadinejad en 2010
« Le Hezbollah est souvent décrit comme un bras de l'Iran. Évidemment, le Hezbollah reçoit du soutien, mais il n'agit pas automatiquement sur commandes de l'Iran. C'est un acteur autonome ». Autonomie qui signifie également que si Assad perd, le Hezbollah, en tant que mouvement politique, souffrira bien plus que la République islamique d'Iran. Il s'agit donc ici de la survie du parti. S'il paraît donc naturel que le Hezbollah cherche à protéger Assad, l'intervention est risquée pour la légitimité nationale du groupe. Thomas Juneau se montre ainsi très sceptique sur les potentialités de gains politiques que le Hezbollah pourrait tirer d'une victoire : « pour le Hezbollah, l'objectif est surtout de limiter les dégâts. »

Quid des Libanais ?

« En ce moment, le Hezbollah ne défend pas les intérêts du Liban, mais les points de vue du Hezbollah et de l'Iran convergent très clairement : il faut assurer la survie d'Assad ». Du point de vue libanais, la situation est donc critique. L'intervention du Hezbollah en Syrie attire les représailles de certains groupes rebelles sur le territoire libanais. La Syrie n'a pas particulièrement sa place dans le cœur de beaucoup de Libanais, dont beaucoup se souviennent de l'occupation militaire syrienne achevée en 2005 après 30 ans de présence au Liban. Le spectre des tensions sectaires persiste en filigrane dans la société libanaise. 

« Depuis 2011, la popularité [du Hezbollah] baisse. On voit surtout la différence entre les chiites et les non-chiites. Le Hezbollah est presque incontesté chez les chiites. Même si des groupes chrétiens sont alliés avec le Hezbollah et même au sein d'autres groupes, l'opinion est mixte sur ce sujet, ils peuvent apprécier certaines actions du groupe ».

Du point de vue du gouvernement

Le Hezbollah a souvent outrepassé le pouvoir de l'État, étant plus efficace et plus rapide à intervenir, notamment lors des reconstructions post-conflits. C'est pourquoi le gouvernement s'est souvent adapté à cette ligne, dans l'intérêt national et électoral. Lorsque les États-Unis ont imposé des sanctions au Liban après les événements du 11-septembre pour « héberger » une force classée « terroriste », le gouvernement de l'époque a fait front pour résister. 

Pour Thomas Juneau, le Hezbollah n'ambitionne pas au pouvoir politique : « Le Hezbollah a toujours entretenu une relation un peu ambiguë avec le pouvoir, car étant très pragmatique, il se rend compte qu'avec le pouvoir, viennent les responsabilités. Il ne veut pas devenir le responsable des politiques économique, sociale ou sécuritaire. » Or, le devant de la scène, en tout cas médiatique, il l'occupe ces temps-ci. Le gouvernement s'élève cette fois contre son intervention en Syrie, réclamant le retour à une défense concentrée sur le Liban, même si le dialogue s'est récemment ouvert entre le Hezbollah et le Courant du Futur, le parti de Saad Hariri traditionnellement opposé au parti chiite, au sujet d'une lutte coordonnée contre l'État islamique et le Front al-Nosra. L'engagement en Syrie remet donc en question la stratégie de consensus national que le Hezbollah a su développer pour se légitimer. 

La position d'Israël

Crédit The Guardian
Crédit The Guardian
On remarque également un changement quant à son habituelle dialectique anti-Israël. Le Hezbollah s'est appuyé sur l'indignation face à l'occupation et aux attaques d'Israël, pour unir l'opposition et pour affirmer sa position de « victime » défensive. Cependant, comme Thomas Juneau le note : « avant, l'idée de résistance à Israël lui assurait sa légitimité. Aujourd'hui, leur identité tourne autour de la défense du régime Assad. »

Le consensus national était favorisé par la concentration sur un ennemi, qui plus est extrêmement puissant militairement, et donc potentiellement dangereux. Il paraît donc légitime de questionner la viabilité d'une nouvelle stratégie tournée sur la défense d'un allié, et non plus sur la défense contre un ennemi. Le Hezbollah a accusé le gouvernement israélien d'aider les rebelles syriens, y compris les opposants les plus extrémistes. Or, Israël n'a ni intérêt à ce qu'Assad conserve le pouvoir, ni intérêt à ce qu'un groupe sunnite le lui vole, les deux lui étant opposés. C'est pourquoi Thomas Juneau appelle à la méfiance, au sein d'un conflit qui fait couler beaucoup de sang mais aussi beaucoup d'encre. Le jeu d'alliances est bien plus complexe que les catégorisations rebelles/loyalistes.

« Israël, dans cette situation, fait un calcul extrêmement pragmatique dans son sens le plus cynique : "tous les acteurs qui se battent, on ne les aime pas, alors laissons-les s'affaiblir mutuellement." C'est de la realpolitik pure. Une des sources qui soutient l'opposition, c'est qu'Israël soigne les blessés syriens. Mais Israël n'accepte pas de réfugiés syriens ».

La place de la rivalité ancestrale sunnite / chiite

Ni le Hezbollah, ni Israël ne voient donc d'un bon œil la possibilité d'un pouvoir sunnite en Syrie. Si pour Israël, chiites ou sunnites lui sont hostiles, pour le Hezbollah, cet enjeu se place dans une lutte historique entre les deux courants majoritaires de l'islam. Certaines perceptions orientent alors le conflit entre le chiisme, défendu principalement par l'Iran et le Hezbollah, et le sunnisme, porté par une partie des insurgés syriens, soutenu en partie par l'Arabie saoudite. La classification d'ethnies religieuses et de leurs liens, plus ou moins solides, porte souvent à confusion. L'enjeu est-il réellement religieux ? 

« J'ai tendance à mettre relativement moins d'importance sur la question confessionnelle, les sources des conflits sont autres, mais ça, ça rentre pour mettre de l'huile sur le feu. L'Iran et l'Arabie saoudite sont des rivaux d'influence, et ils veulent tout deux augmenter leur influence au Moyen-Orient ». Alors que certains pays ont intérêt à ce que le conflit ne dure pas, d'autres, comme Israël, semblent avoir intérêt à ce que les combats se poursuivent. À la question d'une sortie de crise en Syrie, Thomas Juneau paraît pessimiste. 

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