Le Maghreb en voie d'ukrainisation

Valérian Virmaux
8 Août 2014



Le Maghreb, c’est 90 millions d’habitants, quatre Etats (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye), trois régionalismes (Ligue Arabe, Union pour la Méditerranée, Union Africaine), deux grandes ethnies (Berbère, Kabyle), et une religion (Islam). A travers cet article, nous nous attarderons sur l’avenir économico-politique de la région. Pour cela, nous partons du paradigme centre/périphérie, qui estime qu’un pays économiquement dépendant d’un centre technologique ne peut entrer en confrontation politique avec ce centre. C’est le cas du Maghreb.


Crédit DR
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Nous pouvons classer les économies du Maghreb selon deux catégories : le Maroc et la Tunisie, exportatrice de produits manufacturés à faible valeur ajoutée, spécialisée dans le tourisme et l’agriculture ; l’Algérie et la Libye, financièrement dépendante de ses ressources énergétiques et de leurs exportations. Dans les deux cas, le Maghreb dépend économiquement de l’Europe (entre 50 et 80% de son commerce selon les pays, alors que 7% de son commerce se fait avec le monde arabe, et seul 6% entre eux).

Cette situation est, dans un premier temps, historique. Durant l’Empire romain, l’Algérie était le grenier à blé de Rome et Essaouira regroupait les meilleurs menuisiers de la mare nostrum, vers qui la production était naturellement orientée. La colonisation a répété cette situation, en en faisant une chasse-gardée européenne. Mais c’est en 1995 qu’est apparue une stratégie institutionnalisante globale de « régionalisme périphérique » au profit de l’Union européenne. 

« Nobody can deny that the [Mediterranean] region is a major strategic priority for Europe ». En plus d’un réservoir de main d’œuvre bon marché susceptible d’attirer les entreprises européennes à faibles valeurs ajoutées (les centres téléphoniques font souvent l’actualité, la construction automobile également), il s’agit aussi d’un maillon essentiel dans la politique Européenne de contrôle migratoire. La théorie est la suivante : gains commerciaux dus à un accroissement des échanges économiques ; renforcement des réformes politiques au sud (stabilité, démocratie libérale…) ; renforcement de la capacité de négociation de l’Union européenne vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Asie par la création d’une zone économique plus puissante ; la mise en place de garanties financières, à mêmes de rassurer les investisseurs vis-à-vis des pays du sud. Tout le monde est gagnant. Vraiment ?

Bénéfice économique, coût politique

Le développement des échanges économiques et financiers depuis 2000 est important, particulièrement pour le Maroc ou la Tunisie. Nombreuses sont les sources relatant l’accroissement du commerce depuis les années 2000 et la mise en œuvre des accords d’associations bilatéraux prévues par le Processus de Barcelone. Mais s’agissant des transferts technologiques, au risque de demeurer un territoire frontière en marge de l’Union européenne, ils devront attendre.

Car ce sont aux Pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO) à qui revient la majorité des Investissements Directs Etrangers de l’Union Européenne. Le problème est le suivant. 

Le Maghreb à une spécialisation économique (textile, agriculture, industrie à faible valeur ajoutée) en concurrence directe avec les PECO, comme la Roumanie ou la Bulgarie par exemple. Or, l’argument phare des européens vis-à-vis de leurs homologues maghrébins est le transfert de technologie qui s’est vérifié dans le développement de l’Asie (Japon, puis Corée du Sud, puis Thaïlande, maintenant Indonésie et Birmanie). Mais dans notre cas, les institutions européennes ont plus avantage à effectuer un transfert technologique vers les PECO, qui sont partie intégrante de l’Europe politique et donc naturellement priorisés, que vers l’Afrique du Nord, politiquement instable, socialement explosive et culturellement différenciée. Aujourd’hui, alors que chaque PECO utilise plus de 24 000 brevets étrangers, les pays du Maghreb se contentent de 233. Délocalisation oui, mais le transfert technologique essentiel au développement et à l’indépendance économique est trop risqué. En devenant l’usine de l’Europe, les pays d’Afrique du Nord se mettent dans une situation de dépendance politique sans possibilité d’émancipation technologique et donc d’indépendance politique à long terme. C’est devant cette constatation pessimiste d’une vassalisation économique que l’idée d’un régionalisme Sud/Sud s’est développé.

Vers une ukrainisation ?

Deux Zones de Libre Echange peuvent se chevaucher (le Maroc à une zone de libre échange avec l’ALENA, l’UE et la Ligue Arabe par exemple), au contraire des Unions Douanières, par exemple. C’est pour cela que l’Ukraine a été obligée de choisir entre l’Union européenne et la Communauté des Etats Indépendants. 

Aujourd’hui, pas d’Union Douanière concurrente de l’Union européenne au Maghreb. Certes. Mais la Ligue arabe comme l’Union africaine ont cette prétention, inscrite dans leurs statuts. C’est donc une construction institutionnelle qui ne manquera pas d’être mise en place à moyen/long terme. Mais sans même parler d’Unions Douanières, qui obligeraient le Maghreb à choisir entre plusieurs grands ensembles, la somme des actes et traités signés rend déjà incompatibles entre eux nombre d’accords, qui coexistent pourtant.

Car le Maghreb fait partie de trois régionalismes qui ont tous la même vocation économico-politique : la Ligue Arabe, L’Union Européenne et l’Union Africaine (sauf le Maroc à cause du Sahara Occidental). On peut y ajouter l’Union du Maghreb Arabe (qui comprend les quatre pays maghrébins), aujourd’hui morte sous les assauts des trois autres régionalismes concurrents. Car on ne peut appartenir à deux de ces organisations à la fois et à long terme. Aujourd’hui, le Maghreb est donc tiraillé entre trois régionalismes, chacun en recherche d’indépendance économique, sans lesquels toute prétention politique au niveau international devient ineffective.

On ne peut privilégier les exportations vers les Etats Arabes tout en ayant une zone de libre échange avec l’Union Européenne. L’Union Africaine, de son coté, ne pourra se prévaloir d’un rôle de poids dans les négociations internationales si elle est technologiquement dépendante de l’Union Européenne. Impossible également de créer une Union Douanière si les droits de douanes sont abolis entre le Maghreb et l’Europe (dans le cadre des accords d’association bilatéraux).

Cette division était claire dans les années 2000 quand Mohammed VI était pro-européen, Bouteflika pro-arabe et Kadhafi pro-africain. Economiquement européen, culturellement arabe mais géographiquement africain, nous pouvons de façon tout à fait raisonnable prévoir quelques beaux conflits dans les décennies à venir. Le Maghreb saura t-il devenir une région intermédiaire favorisant le dialogue entre les trois continents, ou bien sera-t-il forcé, à l’instar de l’Ukraine, de choisir son camp ? 

Publié à l'origine sur Le Nouvel Orient

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