Le fantôme de Heinrich Brüning

14 Avril 2014



Alors que le monde a les yeux braqués sur l’Ukraine et la Crimée, se joue au cœur de l’Europe une autre guerre des nerfs. Le taux d’inflation annuel de la zone euro s’est établi à 0,5% en mars, de quoi aviver le débat sur le risque d’une déflation.


Crédit DR
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Un spectre hante l’Europe. Dans son rapport hebdomadaire, le président de l’institut économique allemand DIW, Marcel Frotzcher, met en garde contre « le risque d’une inflation durablement faible et peut-être même d’une déflation dans la zone euro ».

En effet, les signes d’un tel phénomène se font plus prégnants. Pour la première fois depuis 1964, Chypre a connu une déflation, c'est-à-dire que le niveau général des prix a baissé de 0,4% en 2013 (voir notre article du 6 février 2014 : http://bit.ly/1iMhV4R). Ce n’est pas le seul pays européen concerné. Selon Eurostat, la Grèce est également touchée et dans une moindre mesure la Slovaquie et le Portugal. L’inquiétude grandit aussi du côté de l’Espagne où l’institut national de statistiques a annoncé un taux d’inflation à - 0,2% pour le mois de mars. Les différences restent fortes entre pays de la zone euro, mais les faits sont têtus. Après un petit jeu de correction et de re-correction, l'inflation dans la zone euro s’établit finalement à 0,7% en février puis 0,5% en mars. Nous sommes loin de la cible fixée par les traités d’une inflation « proche mais inférieure à 2% ».

La zone euro au bord du précipice ?

Les prix baissent. Ne serait-ce pas une bonne nouvelle après tant d’années de crise ? Justement non. Il convient de s’intéresser de plus près à ce concept un peu abstrait. La déflation est définie comme un processus permanent et général de baisse des prix, « une situation dans laquelle la baisse des prix est associée à une crise économique à la fois sévère et longue » selon les termes de la Banque de France. A Chypre par exemple, non seulement les prix des produits courants augmentent mais les salaires baissent. Cela signifie surtout que le pays s'enfonce dans la récession, la population ne consomme plus, les investissements sont repoussés.

Le risque est alors d’entrer dans une spirale déflationniste. Face à la baisse de la consommation, les entreprises produisent moins, reportent leurs investissements, baissent leurs prix (et donc les salaires). La machine économique se grippe. La consommation diminue à nouveau. Un nouveau cycle s’enclenche : baisse de la production, des prix, des salaires puis de la consommation. Jusqu’où irons-nous ? 

Mario Draghi sous le feu des critiques

Crédit Muriel Epailly
Crédit Muriel Epailly
L’objectif principal de la Banque centrale européenne (BCE) est de garantir la stabilité des prix par le contrôle de la masse monétaire (via la définition des taux d’intérêt). Avec une inflation de 0,7%, la BCE ne respecte pas ses statuts. Ceux-ci stipulent en effet que la BCE doit assurer la stabilité des prix, définie comme une cible d'inflation inférieure mais proche de 2% par an. Alors que Janet Yellen, présidente de la Fed, la banque centrale des Etats-Unis, continue à injecter chaque mois 65 milliards de dollars dans la machine américaine, Mario Draghi reste de marbre. Il n’y a pas de danger aux yeux du premier banquier européen. Jens Weidmann, président de la Bundesbank, est du même avis et ne voit pas de signe d’une baisse de la consommation privée, ni d’un report des investissements. 

Mais le doute face au stoïcisme de la BCE grandit. Luis Linde, gouverneur de la banque centrale espagnole, compte au rang des critiques : « Les taux d’intérêts sont bas mais ils pourraient l’être encore plus. […] Si l’on me demandait, si la possibilité d’une déflation est élevée, je répondrais non. Mais quand bien même elle serait faible, la BCE devrait prendre les mesures adéquates et mener une politique monétaire moins restrictive. »

Le prix de la déflation

Les comparaisons historiques ont leurs limites. Elles permettent toutefois d’éclairer une situation. Lorsque nous parlons d’inflation nous viennent en mémoire, par une association d’idées forgées depuis l’école, ces photos en noir et blanc de nos livres d’histoire : des hommes charriant des brouettes de billets, des enfants allemands faisant flotter au vent un cerf-volant confectionné de Reichsmarks, des pyramides de billets n’ayant d’autres valeur que celle du papier utilisé pour leur fabrication. En tournant la page, le chapitre suivant s’ouvrait sur des autodafés et des défilés militaires. C’était l’année 1933. 

Nos livres de collégiens ont cependant omis un chapitre de l’histoire allemande. Entre 1930 et 1932, le chancelier Heinrich Brüning est à la tête du gouvernement de la République de Weimar. Économiste orthodoxe, il conduit une politique de restriction budgétaire implacable : coupe dans les services publics, réduction des prestations sociales, hausse des impôts. Cette politique de rigueur lui vaudra d’être surnommé « le chancelier de la faim ». Ces mesures ont fait tomber l'Allemagne dans une spirale déflationniste, qui précède directement 1933. Certes, l’hyperinflation des années 1922-1923 a profondément déstabilisé la société allemande, mais c’est bien une période de déflation qui a donné le coup de grâce à une République de Weimar chancelante.

D’autre part, en entretenant savamment (http://bit.ly/1hE0FST) la confusion entre les notions d’inflation et d’hyperinflation, le traumatisme des années 1922-1923 est utilisé comme explication et justificatif de la politique monétaire de la BCE (inspirée directement de celle de la Bundesbank). Un tel épouvantail permet de discréditer à moindre effort les critiques comme Paul Krugman, prix Nobel d"économie 2008, qui préconise une cible d’inflation à 4%. 

Les arguments pour une politique monétaire restrictive, pour la réduction des budgets publics se cantonnent trop souvent à des considérations économiques. Quand bien même il serait possible d’assainir une économie pour qu’elle reparte de plus belle, les blessures politiques et sociales d’une société ne se résorbent pas par enchantement. Pourtant, ce jeudi 10 avril, Angela Merkel et Antonis Samaras célébraient le retour de la Grèce sur les marchés financiers après quatre ans de mise à l’index. Qu’est devenue la Grèce depuis quatre ans ? Le chômage atteint officiellement 28% (60% chez les jeunes), le taux de suicide a augmenté de 40%, l’Aube dorée est entrée au Parlement. Écoutons donc les mises en garde de Marcel Frotzcher. 

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Rédacteur depuis 2013, passionné de musiques, j'ai la fâcheuse tendance de corriger tout ce qui me... En savoir plus sur cet auteur