Les âmes perdues de Ceuta

Lucas Chedeville et Paul Coudray, envoyés spéciaux à Ceuta
27 Avril 2015



Au nord du territoire marocain, à quelques kilomètres de la ville de Fnideq se dressent les premiers grillages de l’Europe. Ceuta est avec Melilla une des deux enclaves espagnoles en Afrique. Chaque année, des milliers d’hommes et de femmes s’évertuent à franchir cette frontière avec la volonté de changer de vie. Pour eux, Ceuta n’est qu’une étape avant le passage vers la « Grande Espagne », là où leur idéal européen pourrait enfin débuter.


Crédit Santi Palacios / AP
Crédit Santi Palacios / AP
Caché derrière les arbres, se dresse le CETI, le Centro de Estancia Temporal de Inmigrantes. Il surplombe la plage où se trouvent encore les débris de rames des survivants. Rares sont les personnes sortants indemnes de la traversée. On estime à 6 000 le nombre de personnes décédées en tentant de gagner l’Europe par le détroit de Gibraltar, que Germinal Castillo, porte-parole de la Croix-Rouge locale, qualifie de « plus grand cimetière d’Europe ».

Le CETI est la structure mise en place par le gouvernement espagnol pour accueillir les flux de migrants qui transitent chaque année à Ceuta. À la différence des CIE (Centro de Internamiento de Extranjeros), les centres de rétention sur le territoire métropolitain où les migrants ont une durée de détention limitée à 40 jours, ici, il n’y a pas de durée d’emprisonnement maximale. Véritable forteresse, l’enceinte est ceinturée par un grillage haut d’une dizaine de mètres, gardée nuit et jour par les hommes de la Guardia Civil. Les règles y sont strictes : passé 23h, aucune entrée n’est possible et la moindre infraction au règlement est punie par une expulsion temporaire du centre. En cas de bagarre ou de vol, les pensionnaires sont fuera, à la rue, pour trois jours minimum. Prévu initialement pour loger 500 personnes, près d’un millier s’y entassent pourtant. « On est dix en moyenne par chambre, parfois plus » lance Ibrahim, un jeune Gambien. « C’est vraiment dur d’avoir de l’intimité, on peut rarement être seul » poursuit-il. 

Pourtant, la situation est bien moins catastrophique qu’auparavant, avant la mise en place du centre. De 1995 à 2000, les clandestins étaient cloîtrés dans le camp de Calamocarro, le « camp de la honte ». Les émeutes de 1995, où 350 clandestins ont protesté contre les conditions inhumaines de vie à Ceuta, violemment réprimées par la police et les habitants de la ville, ont poussé les autorités à agir. Jusque-là, les réfugiés dormaient dans les rues et mendiaient pour survivre. Alors à quelques kilomètres du centre-ville, sur un ancien emplacement pour colonie de vacances, quelques tentes offertes par la Croix-Rouge ont été plantées. Idéalement, le camp devait accueillir 500 personnes, pourtant ils étaient plus de 2 500, serrés les uns contre les autres sur un terrain de la taille d’un stade de football, sans eau courante, sans électricité, sans nourriture, sans hygiène. Les attaques des ONG se sont multipliées à l’encontre des autorités, accusées de violer les droits de l’Homme et d’atteindre la dignité humaine.

Pour faire face aux critiques, le gouvernement inaugure le CETI en 2000, et symboliquement, le délégué de l’État à Ceuta vient brûler les matelas de Calamocarro. Plus confortable, plus sécurisé, et surtout plus digne, le centre n’échappe cependant pas aux critiques et aux problèmes : insécurité, prostitution, malnutrition. À l’intérieur vivent Algériens, Marocains, Camerounais, Maliens, Guinéens, quelques Indiens et même un Bangladais. Au milieu de tout ça, des familles tentent de trouver leur place, même s'il y en a peu qui vivent dans le CETI. La plupart sont logées dans d’autres centres disséminés un peu partout dans la ville. 

Survivre au quotidien

Le long de la digue, les migrants se pressent vers le centre-ville à la recherche de travail. Chaque jour, ils parcourent les six kilomètres qui séparent le CETI du cœur de l’enclave. Trouver du travail à Ceuta est compliqué. Pour quelques euros par jour, ils aident à garer des voitures, les lavent, portent les courses des clients du supermarché. Les zones de travail sont minutieusement établies en fonction des nationalités. Le parking de l’hôpital est réservé aux Guinéens, ceux du port aux Maliens et l’entrée de l’Eroski, le plus grand supermarché de l’enclave, aux Sénégalais. Chaque jour les places sont réattribuées. Les travailleurs changent aussi : deux jours par personne et par semaine. « Comme ça tout le monde peut gagner un peu d’argent » dit Ibrahim. Tout en disant cela il fait de grands gestes à la voitures sortant du parking : « je fais dale-dale » lance-t-il en rigolant. « Aujourd’hui je travaille mais c’est la seule fois de la semaine. Forcément on gagne pas grand-chose mais au moins tout le monde peut en profiter. »

Crédit Lucas Cheville et Paul Coudray
Crédit Lucas Cheville et Paul Coudray
Sans situation stable, car n’étant pas citoyen espagnol, la seule solution reste ces emplois précaires. Les quelques euros récoltés permettent principalement l’achat de crédit téléphonique pour appeler les familles restées au pays. À cinq euros les six minutes d’appel, il ne reste plus grand-chose pour les dépenses annexes. Des vêtements, quelques denrées alimentaires, de l’alcool, des cigarettes. Ces petits « luxes », introuvables au CETI, leur permettent de mieux supporter le quotidien. Pourtant ce n’est pas faute de la part des migrants de chercher à travailler, ni celle de l’État espagnol de vouloir leur tendre la main. Dans une enclave où le taux de chômage frôle les 40 %, les locaux eux-mêmes trouvent difficilement un emploi. Le gouvernement espagnol propose aux migrants une carte de travail, accordée si ces derniers demandent asile. Peu font cette démarche, car demander l’asile politique implique de rester « bloqué » à Ceuta au moins une année, alors qu'en moyenne un migrant ne reste que sept mois avant de rejoindre la péninsule. 

L’Europe à portée de main

Yarisidibé, lui, a obtenu cette fameuse carte de travail il y a peu. Ce Malien de 24 ans est sur place depuis déjà onze mois. Il est parti du Mali, début 2012, au moment de l’entrée dans Tombouctou des rebelles touaregs du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) et des islamistes d’AQMI (Al-Qaïda au Magreb islamique). L’avancée des djihadistes et des rebelles du Nord, puis l’intervention française au Mali ont poussé un grand nombre de personnes à fuir le pays. Au pire de la crise, en avril 2012, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés recensait 137 000 Maliens ayant rejoint les pays frontaliers, principalement au Burkina Faso, au Niger et en Mauritanie. D’autres en ont « profité » pour tenter l’aventure européenne. 

Avant de prendre la mer pour Ceuta, Yarisidibé a effacé toute trace de son identité. Avec les membres de son équipage, ils ont déchiré leurs papiers et les ont jetés à la mer. Déchirer ses papiers est une étape obligée pour les migrants pénétrant dans l’enclave. Cette technique permet à ces derniers de ne pas être identifiés et ainsi limite les possibilités d’expulsion par les autorités espagnoles vers leurs pays d’origine. Grâce à cela, chacun choisit sa nouvelle nationalité en fonction du contexte géopolitique africain. À la suite de la guerre au Mali, la population malienne au CETI était, comme par hasard, majoritaire. « Moi je suis vraiment Malien mais à cause de la guerre, beaucoup se sont présentés comme des réfugiés politiques alors qu’en réalité ils viennent du Cameroun ou de la Gambie » se plaint Yarisidibé. Fin 2012, le CETI comptait environ 85 Maliens pour 512 places au total alors qu’en temps normal, l’enceinte comptabilise entre 10 et 15 personnes de cette nationalité.

La nuit commence à tomber sur Ceuta. En longue file, les migrants remontent la pente amenant au centre. C’est l’heure du dîner et des retrouvailles. Pour d’autres, pas question de rentrer. « Le soir c’est le seul moment où on peut se réunir, souffler un peu et oublier nos soucis » déclare Abdoulaziz le sourire aux lèvres. « Et surtout pour boire de la bière ! » surenchérit Fodé. Certains rentrent du travail alors que pour la plupart c’est la conclusion d’une longue journée d’errance. Non loin du CETI, un groupe de jeunes s’est formé sur une des collines surplombant la plage. Ils viennent ici tous les soirs boire un coup, rigoler et refaire le monde. « De là on a la meilleure vue sur la grande Espagne » explique Fodé, le doigt pointé vers l’horizon. « C’est terrible, on pourrait presque la toucher mais on reste bloqué ici ». Ceuta n’étant pas dans la zone Schengen, on peut y entrer mais pas en sortir. C’est à cause de cette « bulle Schengen » que les migrants ne sont pas libres de circulation. 

Crédit Loïc Prou
Crédit Loïc Prou
Tous fuient quelque chose en quittant leur pays natal. Fodé, 22 ans, se confie : « Moi en Guinée on a voulu me tuer. Tout ça parce que j’avais été le témoin du meurtre de mon meilleur ami. Alors j’ai dû fuir, et quitte à partir, j’ai choisi l’Europe ». « On est tous là parce qu’on a choisi l’Europe » reprend Abdoulaziz. Lui est parti du Tchad il y a deux ans parce que « la vie était devenue insupportable ». Comme il le souligne, la plupart d’entre eux sont partis de leur propre chef, seuls, vivre ce qu’ils appellent tous, l’ « Aventure ». 

« On a vécu comme des bêtes avant d’arriver ici »

Mais maintenant ils sont « contraints » de cohabiter entre eux au centre, en attendant que leur cas soit traité par l’administration locale. Le CETI est finalement une grande communauté composée de baroudeurs solitaires. Tous les jours ils se retrouvent avant d’aller se coucher. À force, des liens se tissent. Pourtant ils ne connaissent pas forcément en détail toutes les histoires des autres. La présence d’Occidentaux semble délier les langues, chacun prête attention à l’histoire de son voisin. Mais la plupart sont évasifs sur les raisons précises et personnelles de leur départ et se livrent plus librement en privé. 

Quand le sujet des conditions du déroulement de leur voyage arrive, chacun essaye de prendre la parole. Les trajets diffèrent, l’un est passé par le Nigeria et le Niger, l’autre par le Mali. Par contre, ils sont tous passés par l’Algérie et le Maroc avant d’arriver ici. Ils ont aussi essayé d’accéder à Melilla, sans succès. Concernant les deux pays pré-cités, ils s’accordent tous pour dire « qu’en Algérie tu trouves du travail mais pas d’endroit où dormir. Alors qu’au Maroc tu peux trouver où dormir mais il n’y a pas de travail ». Sur les épreuves vécues lors de leur passage par le Maghreb, ils sont unanimes : « On a vécu comme des bêtes avant d’arriver ici ». Ibrahim dénonce pour sa part l’acharnement de la police algérienne à les traquer. « Il n’y a pas une seconde de répit. La nuit tu ne dors jamais sur tes deux oreilles » précise t-il. « Le pire reste tout de même l’attente dans laquelle on vit tous. Avant de passer à Ceuta, on a attendu des semaines entières cachés dans la forêt » ajoute Abdoulaziz. Avant de passer la frontière, les migrants patientent dans des zones où la police marocaine ne viendra pas les chercher.

Pour Melilla, ils se regroupent sur un mont surplombant la frontière, le mont Gurugu. Pour Ceuta, ils se cachent dans la forêt qui borde l’enclave, Jebel Musa. Dans cette forêt, chacun essaye de s’aider, des groupes se forment, souvent en fonction des nationalités. Ils font en sorte de survivre le temps de trouver les denrées nécessaires à la traversée. Ils restent des semaines entières dans cette forêt en attendant le jour-J. « La terre commençait à former une deuxième peau sur mon corps. Se laver est un luxe qu’on peut rarement s’offrir » explique Fodé. Sur le jour-J, là aussi tout le monde a des anecdotes et des cicatrices à exhiber. Fodé montre son avant-bras : « Tu vois la marque sur mon poignet ? C’est à cause des barbelés de Melilla ». Tous ont perdu de précieux amis lors des traversées, « pratiquement personne ne sait nager » rajoute Ibrahim. Chaque année, ils sont des milliers à se lancer dans cette mission-suicide. Armés de pagaies faites à la main, assis sur de petites embarcations gonflables, ils partent à huit ou neuf à l’assaut de la Méditerranée. Pour subir toutes ces épreuves ils sont nombreux à s’appuyer sur la religion. « C’était notre destin d’arriver jusqu'ici mais pour moi ça ne sera réellement terminé qu’une fois arrivé en France » confie Abdoulaziz.

Crédit Lucas Cheville et Paul Coudray
Crédit Lucas Cheville et Paul Coudray
En réalité la majorité des migrants francophones ont comme destination phare la France. Quand ils parlent de Paris, ils s’imaginent déjà en face de la tour Eiffel. Aucun d’entre eux ne connaît réellement la situation pour les sans-papiers sur le territoire. Ils sont bercés par la certitude que l’Europe leur offrira forcément un avenir prometteur. Lawson, un Malien, compte ainsi s’engager dans l’armée française. Abdulaï, un autre Guinéen, a lui suivi des études de comptabilité qu’il compte bien mettre à profit une fois arrivé.

Face à la crise humanitaire, des associations luttent

Pour soutenir les migrants et les aider à s’insérer dans la société, des associations se sont montées à Ceuta. Maïté a ouvert le Centre San Antonio en 2006. Dans ses locaux, elle accueille tous les jours une dizaine de personnes, principalement des mineurs, qui viennent prendre des cours d’espagnol, d’informatique, de peinture ou tout simplement profiter des quelques ordinateurs du centre pour garder le contact avec la famille restée au pays, jouer au ping-pong et regarder la télé. 

« Ce qu’on cherche, c’est leur recréer un foyer, leur vider la tête » explique Maïté. Son centre fait face à de cruelles restrictions budgétaires : « au départ nous recevions des financements de l’État et de l’Union européenne. Puis, plus rien, on a même dû fermer quelques temps en 2012 ». Peu à peu les aides ont repris mais pas suffisamment et une partie des locaux est aujourd’hui à l’abandon. Preuve flagrante, sur un des murs extérieurs, un dessin de Pocahontas demeure à moitié terminé par manque de peinture. 

La sœur Paola dirige de son côté une école qui donne des cours d’espagnol deux fois par jour. Avec elle, plusieurs bénévoles tentent d’aider les migrants à mieux s’intégrer. Lawson attend devant la porte d’entrée : « ça fait déjà deux mois que je viens ici tous les jours, ça m’aide beaucoup pour échanger avec les habitants ». Malheureusement, ces actions associatives restent assez isolées. À côté de ces deux centres, la Croix-Rouge reste la seule ONG présente dans l’enclave.

Hors des grands drames humanitaires, les médias étrangers s’intéressent peu à la situation sur place. Les journalistes s’attachent davantage à la question de l’impact de l’immigration illégale plutôt qu’à l’humain et aux histoires de chacun. La sœur Paola s’indigne « ​ça fait des décennies que j’assiste au même spectacle, que des journalistes viennent me voir, mais malgré ça, rien ne change ».

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